La tombe oubliée d’un Sultan

Inde, Delhi, décembre 2016. La dynastie des Tughluq qui règnait depuis Delhi sur une grande partie de l’Inde était fragilisée. Muhammad bin Tughluq (1325-1351) avait ruiné le pays avec sa tentative hasardeuse d’introduire une monnaie fiduciaire (des pièces en alliage de cuivre ayant la valeur des pièces d’or et d’argent) et laissé Delhi à l’abandon en voulant déplacer la capitale – et sa population ! – à plus de 1000km au Sud, à Daulatabad, dans ce qui est aujourd’hui le Maharastra, avant de changer d’avis et de rentrer à Delhi.

Sous son règne, une révolte entraîna la sécession de la région du Deccan, qui devint le Sultanat de Bahmanî. Celui-ci subsista pendant un siècle avant de se diviser puis d’être progressivement intégré à l’Empire moghol.

Muhammad bin Tughluq s’était fait bâtir une tombe de son vivant, mais, étant détesté par le peuple, c’est un fakir inconnu qui y fut enterré alors que le souverain n’eut le droit qu’à une petite tombe près de celle de son père à Tughlaqabad, dans le Sud de Delhi.

La lumière passant par les fenêtres de la Khirki Masjid
La lumière passant par les fenêtres de la Khirki Masjid

Son cousin et successeur, Firuz Shah Tughluq (1351-1387), fut un grand bâtisseur, comme l’attestent les nombreux monuments bâtis ou rénovés à son époque que l’on peut encore voir à Delhi aujourd’hui (citons par exemple la Khirki Masjid ou « Mosquée aux Fenêtres », la Kalan Masjid encore utilisée, et la citadelle Feroz Shah Kotla). Mais le sultanat était sur le déclin et Firuz Shah fut contraint d’abdiquer en 1387, un an avant de mourir. Sa tombe se trouve à Haus Khaz Village, un lieu aujourd’hui fréquenté par la bourgeoisie de Delhi et les étrangers.

La dynastie des Sayyid remplace celle des Tughluq

Le sultanat était désormais instable. Pas moins de cinq sultans régnèrent sur Delhi dans les 10 années suivantes. Pire, le sultanat se divisa en deux parties en 1394. À la même époque, le Turco-Mongol Timour, mieux connu sous le nom de Tamerlan en France, arriva au pouvoir dans la célèbre Samarcande (aujourd’hui en Ouzbékistan). Il mèna avec succès des guerres expansionnistes au cours desquelles des millions de personnes furent tuées, certains historiens parlant de 5% de la population mondiale qui aurait été massacrée par son armée ! Depuis la Perse, il entendit parler de guerre civile en Inde et décida d’y mener une expédition, là où les Mongols avaient plusieurs fois échoué par le passé. Cette fois le sultanat ne résista pas, et Delhi fut dévastée en 1398.

Khizr Khan (1414-1421), gouverneur de Multan (aujourd’hui dans le Penjab Pakistanais) et allié de Tamerlan profita du chaos qui régnait pour prendre Delhi en 1414, mais ne s’attribua pas le titre de Sultan, restant vassal de Shah Rukh, le fils de Tamerlan. Il fut néanmoins le fondateur de la courte dynastie des Sayyid (1414-1451), appelée ainsi en raison de leur statut auto proclamé de descendants du prophète Mahomet. Trop occupés à rétablir l’ordre dans le sultanat, les souverains de cette dynastie n’ont guère laissé que des tombes à Delhi.

La tombe du sultan Mubarak Shah

Après la mort de Khizr Khan, son fils Mubarak Shah (1421-1434) n’eut pas la même loyauté. Il prit son indépendance vis-à-vis de Shah Rukh, ce qui lui valut quelques rudes batailles. Il ne laissa guère de traces dans l’histoire de l’Inde, si ce n’est dans un ouvrage, le Tarikh-i-Mubarak Shahi. Même la ville qu’il avait bâtie sur les berges de la Yamuna, Mubarakabad, a aujourd’hui totalement disparu.

La tombe du sultan Mubarak Shah semble étouffer au milieu de ces bâtiments
La tombe du sultan Mubarak Shah semble étouffer au milieu de ces bâtiments

La tombe de Mubarak Shah se trouve aujourd’hui à mi-chemin entre le fort de Siri et Lodi garden. Autrefois entourée d’une enceinte percée de quatre portes aux quatre points cardinaux, elle est aujourd’hui littéralement noyée au milieu d’un slum. On y accède par des ruelles encombrées de détritus, de bouses de vache (les gens qui vivent ici sont hindous) et de gosses jouant au badminton. On peut encore apercevoir les restes de la porte Sud (et paraît-il de la porte Ouest, je ne l’ai pas vue), mais le reste de l’enceinte a disparu.

Il y a encore 30 ans, il n’y avait pas de maisons ici, juste des huttes. Mais dans les années 90, les habitants de ce village médiéval ont commencé à construire des maisons, sans permis, comme c’est le cas de nombreux quartiers de Delhi. En 1992, une nouvelle loi interdit de construire à moins de 100m d’un monument archéologique, mais personne ne la fît respecter. Seule une grille de métal a été installée pour limiter les dégâts.

L’endroit ne manque pourtant pas de charmes. Le mausolée, de forme octogonale et surmonté de chattris inspirés de l’architecture hindoue, ressemble beaucoup à celui de Muhammad Shah, son neveu et successeur, plus à son avantage dans le Lodi garden où il est souvent visité autant par des Indiens que par des étrangers. Trouver sur la terrasse un homme fumant du hookah tout en lisant son journal a assurément quelque chose d’exotique. A l’intérieur, les cinq tombes faiblement éclairées par des ouvertures percées dans la pierre invitent au recueillement, nous coupant efficacement de l’agitation extérieure. Le mihrab, magnifiquement sculpté de versets coraniques, a bien traversé les siècles. Un morceau de tissu vert sur la tombe du sultan et quelques bougies attestent des visites hebdomadaires – les jeudis – de musulmans semblant considérer ce lieu comme un dargah, la tombe d’un saint.

Des jeunes jouent au cricket au milieu des ordures dans la cour de la vieille mosquée
Des jeunes jouent au cricket au milieu des ordures dans la cour de la vieille mosquée

Si le mausolée est relativement facile à trouver, c’est un peu plus compliqué pour la mosquée funéraire construite en même temps, pourtant juste à côté. Il faut oser s’aventurer dans le dédale des rues minuscules, presque des tunnels sombres sous les habitations, et passer par un étroit passage entre deux bâtiments, aujourd’hui seul point d’accès à ce qui fut jadis la cour d’une mosquée. On voit encore les pavés d’époque et certains des murs, auxquels sont adossés des bâtiments « modernes », mais la cour sert aujourd’hui de dépotoir et de terrain de cricket aux jeunes du quartier. La mosquée est pourtant plutôt bien conservée malgré ce contexte.

Dans un quartier peuplé d’hindous pauvres, personne ne s’intéresse aux vieilles mosquées ni aux autres vestiges du passé. J’étais d’ailleurs observé depuis les balcons par quelques jeunes amusés de me voir photographier la tombe du sultan. À Delhi, beaucoup de monuments qui n’ont pas eu la chance d’être l’objet de l’attention du gouvernement sont en train de disparaître ou sont habités par des familles pauvres. Certains, encerclés par des maisons, ne sont même plus accessibles ! Cependant, si de nombreuses tombes de nobles ou de fakirs se retrouvent aujourd’hui étouffés au milieu de chaotiques slums, Mubarak Shah est, à ma connaissance, le seul souverain dont le mausolée est autant malmené.

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4 commentaires

    • Pour cet article, c’est un mélange du livre La Cité des Djinns (je recommande fortement cet auteur à toute personne d’intéressant à l’Inde !), wikipédia en Anglais, d’articles de presse locale et de blogs d’Indiens passionnés d’histoire.
      Ces derniers jours, alors que je travaille sur un autre personnage historique (vivant vers 1700 cette fois), j’envisageais d’ajouter des cartes à ce type d’article pour aider à la compréhension. Je ne sais pas ce que tu en penses ?

      Aimé par 1 personne

    • L’idée des cartes, c’est de montrer la complexité de l’histoire de l’Inde qui, avant la domination britannique, était un ensemble de royaumes, sultanats, empires, alliés ou ennemis. Une carte rappelant la situation politique dans la région à l’époque évoquée par l’article pourrait aider je pense.
      Pour les termes, tu as raison. C’est vrai que certains sont techniques, et je ne peux pas attendre des lecteurs qu’ils fassent une recherche Google pour comprendre mon article… Peut-être un système de notes en bas de page pourrait faire l’affaire. Je vais y réfléchir

      Aimé par 1 personne

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