Les déesses de Katmandou

Katmandou, Népal, novembre 2017. Sur le mur de la réception de mon hôtel est accroché un calendrier comportant trois dates : 2017, 2074 et 1138 (1), comme si le temps n’avait pas d’importance ici, ou que les époques se mélangeaient. C’est d’ailleurs une tradition qui semble venue des origines de l’humanité qui m’intéresse pendant mon court séjour au Népal.

Après avoir payé pour la nuit prochaine, je quitte Thamel, le célèbre quartier des touristes avec ses boutiques de souvenirs et de matériel de randonnée, et poursuis ma marche dans la rue des arracheurs de dents, m’émerveillant devant le raffinement des Newars particulièrement visible dans les boiseries magnifiquement travaillées des pagodes, mais aussi des portes et des fenêtres des anciennes maisons.

La déesse miniature

J’arrive bientôt dans le fameux Durbar square qui a perdu de sa superbe depuis ma dernière visite au Népal, depuis le tremblement de terre qui a réduit en tas de briques plusieurs de ses temples et ravagé ses palais. En allant toujours tout droit, je trouve la Kumari Ghar, la Maison de la Kumari. L’entrée n’est guère accueillante : sur la porte d’entrée sont sculptés des dizaines de petits crânes humains contrastant avec la signification du mot Kumari : Jeune fille non mariée, vierge. C’est que la Kumari n’est pas une simple jeune fille, elle est l’incarnation de la déesse Taleju, une divinité redoutable du Népal.

Entrée du Kumari Ghar
Entrée peu accueillante du Kumari Ghar

Arrivé vers 9 heures, je patiente près d’une heure dans la cour intérieure avant qu’un groupe de touristes assez important fasse son entrée. Car sans guide, inutile d’espérer quoi que ce soit lorsqu’on est étranger. Pour les Népalais, en revanche, il suffit de retirer ses chaussures et de passer une petite porte où on a pris soin d’indiquer sur un panneau rouge « no entrance for foreigners ». Eux pourront même recevoir la tika de la main de la déesse vivante.

Un vieil homme, le grand-père de la Kumari, apparaît depuis une fenêtre du haut, comme chaque jour, une fois le matin et une autre l’après-midi. Il rappelle aux guides que les photos sont interdites et que les appareils photos comme les smartphones doivent être rangés. Le guide traduit en Anglais, mais le vieil homme, méfiant, observe les badauds et indique un téléphone qu’une touriste Chinoise tient dans la main. Une fois rassuré, il donne son accord. Une poupée de trois ans s’approche enfin et agrippe ses deux mains à la rembarde. Habillée en rouge, un ruban rouge serrant son chignon, le front peint en rouge sur lequel est dessiné le troisième œil, la petite Trishna contraste avec le noir du bois ciselé de son balcon. Elle balaye du regard la cour avant de le fixer droit devant elle. Je lui trouve étonnamment un air hautain, mais elle est si jeune. Est-ce à cause de son maquillage, du khôl qu’elle a sous les yeux et qui remonte sur ses tempes ? Est-ce à cause de ma position en contrebas, me forçant à lever la tête pour avoir mon darshan ? Après seulement quelques secondes, la déesse miniature disparaît. Les touristes applaudissent. Je trouve ça inapproprié, mais les guides ne disent rien, ou plutôt si : ils rappellent qu’on peut faire des offrandes.

J’ai un sentiment étrange. Quel genre de déesse obéit aux ordres d’un guide touristique et vient se montrer pour le plaisir de quelques étrangers mécréants ? Heureusement, si j’ose dire, il arrive que la déesse refuse. À l’occasion d’une de mes visites, je l’ai entendue une fois pleurant et trépignant, et les touristes pressés n’avaient plus qu’à retourner chez eux à des milliers de kilomètres d’ici en n’ayant vu de la Kumari que son portrait sur des cartes postales.

Après le départ du groupe, je reste encore un peu dans la cour, intrigué par cette Kumari que je ne peux approcher, par ce Kumari Ghar dans laquelle je ne peux entrer, par cette porte ouverte mais que je ne peux traverser.

Explications rapide sur les Kumaris : d’après la légende, un roi hindou avait l’habitude de jouer aux dés avec la déesse Taleju. Un jour, après que le roi l’a irritée (les raisons diffèrent selon les versions), la déesse l’informa qu’elle ne lui permettrait plus de la voir et de s’entretenir avec elle. Elle se présenterait cependant à lui à travers une petite fille. Le roi choisit alors celle qui serait la première Kumari. La véritable origine est plutôt à rechercher dans le culte tantrique. D’autre part, le choix d’une fillette bouddhiste pour un culte hindou pourrait avoir des raisons politiques, car si le roi était hindou, la majorité des Newars habitant la vallée de Katmandou étaient bouddhistes (même si aujourd’hui il est difficile de distinguer ce qui est bouddhiste de ce qui est hindou, les Newars répondant généralement qu’ils sont les deux à la fois !). Des siècles plus tard, des Kumaris continuent d’être choisies selon certains critères plus ou moins symboliques. Parmi eux : une bonne santé, les cheveux et les yeux noirs, son horoscope ou encore la bonne réputation de ses parents. Le choix final se fait habituellement pendant Dasain et plus exactement pendant la kalaratri, la Nuit Noire, au cours de laquelle des centaines d’animaux sont sacrifiés. La fillette est amenée dans le temple de Taleju et doit rester calme au milieu des cadavres sanguinolents. Suit un rituel servant à la purifier pour que son corps puisse devenir un récipient parfait pour accueillir l’esprit de la déesse Taleju (comme les svaruups du Ramlila de Ramnagar). Des gens viendront alors lui rendre un culte par exemple dans l’espoir de trouver un travail ou d’être guéri d’une maladie (en particulier les femmes). Elle devra aussi participer à certaines cérémonies privées devant se terminer par une Kumari pooja. Enfin la Kumari est attendue pour certaines grandes fêtes, notamment Indra Jatra en été et Dasain à l’automne. La fillette restera une Kumari tant qu’elle n’aura aucun signe d’impureté. Cela arrive la plupart du temps quand elle a ses règles, mais il peut s’agir de n’importe quel saignement, comme à l’occasion de la perte d’une dent de lait ou d’une blessure quelconque. Une maladie qui endommagerait la peau aurait le même effet. Elle redeviendra alors une jeune fille normale, et contrairement à ce qu’on entend souvent, pourra même se marier.

Les Kumaris royales : Patan

Je rentre dans un mini van Toyota à Ratna Park, direction Patan, dans le Sud de Katmandou, de l’autre côté de la Bagmati. Chacune des trois anciennes villes royales de la vallée possède en effet une Kumari.

Je me rends au bahal (2) de Ratnakar Mahavihar construit au XVIIe siècle. Quelques hommes sont assis à l’ombre près de l’entrée. Je m’approche de l’un d’eux et lui demande s’il est possible d’avoir le darshan et de recevoir le tika de la Kumari. Après sa réponse affirmative, je lui demande quel genre de cadeau je dois lui apporter. Je m’imagine mal me présenter devant une déesse les mains dans les poches… Il me dit que 50 roupies (environ 0,40€) sont suffisantes. Je regarde dans ma poche : j’ai trois billets de 20, ça fera l’affaire.

La porte est sur la gauche et cette fois aucun panneau n’en défend l’entrée aux étrangers. On demande seulement de se déchausser avant de pénétrer dans la pièce où la jeune déesse se trouve. J’appuie sur la sonnette, et un homme descend me chercher. Il s’agit du père de Yunika, la Kumari de Patan depuis 3 ans, mais qu’il appelle désormais Dyo Mayju, la Vénérable déesse. Je le suis à l’étage, me purifie avec l’eau qu’il verse sur mes mains, et me retrouve face à la princesse toute habillée de rouge et couronnée de sa tiare fleurie, assise dans un trône doré. Mais je me trouve dans l’embarras : comment dois-je me comporter devant une déesse ? Comment dois-je lui offrir l’argent ? Le lui tendre ? Et ensuite, dois-je me courber ? M’agenouiller ? J’ai beau ne pas être croyant, je suis toujours impressionné par ce qui touche au sacré. J’aurais aimé pouvoir observer des Népalais avant de me lancer, pour les imiter sans crainte de commettre d’impair, mais voilà je suis seul, et je m’approche hésitant, maladroit. Je repère un plateau en inox contenant quelques billets posé devant les pieds de la petite Taleju parmi les bougies, et une espèce de petite natte que j’interprète comme servant à s’agenouiller. Je m’exécute. La fillette de dix ans me regarde dans les yeux mais je ne parviens pas à interpréter son visage inexpressif. Que pense-t-elle en voyant cet européen empoté s’abaisser devant elle pour recevoir des grains de riz colorés en rouge sur le front ? Est-elle amusée ? Est-elle agacée ? Est-elle curieuse ? Est-elle indifférente ? Je ne le saurai jamais, elle ne peut pas me parler.

La Kumari de Patan montrant des signes de nervosité devant mon objectif
La Kumari de Patan montrant des signes de nervosité devant mon objectif

Son père m’accorde la permission de prendre la déesse vivante en photo. Je me sens mal à l’aise au moment de la viser avec mon appareil. Je n’ai eu aucun réel contact avec cette petite fille, elle ne parle pas, n’exprime rien. Mais je remarque qu’elle aussi est nerveuse : elle remue ses bracelets, elle croise ses orteils. Ses yeux font le va et vient entre mon objectif et le sol. Sur les 700 000 touristes qui visitent chaque année le Népal, combien de milliers viennent la voir, ne pouvant qu’apercevoir celle de Bassantapur ? Et combien la prennent en photo, telle un animal de zoo dans sa cage de silence ? Certes, je peux justifier cette photo par mon article que je projette d’écrire. Mais chaque touriste a sa raison. Combien de voyageurs ont leurs blogs maintenant ? Je me demande ce qu’elle en pense, ce qu’en pensent les Kumaris de Patan. Je le saurai plus tard.

Kumaris non royales : Kilagal

Cela fait plusieurs jours que j’interroge les gens au hasard dans la rue à Kilagal et à Makhân, dans les environs du Durbar Square, où il y aurait paraît-il des Kumaris locales de moindre importance (3). Mais je commence à être découragé : personne ou presque ne semble savoir qu’elles existent et je m’interroge : cette tradition a-t-elle finalement disparu ?

Je viens me reposer près de l’étrange statue d’un Bhairav Noir, au Durbar Square, où des dévots viennent prier, apporter des fleurs et allumer des lampes. J’entends un touriste francophone s’improviser guide pour un autre : « C’est une déesse, je ne sais plus laquelle. » Peut-être que sa couleur noire l’a induit en erreur en lui faisant penser à Kali, car non Bhairav n’est pas une déesse, mais la forme redoutable de Shiva, le destructeur et le maître du temps.

Un veau s’approche de moi, espérant sans doute quelque friandise. Sa langue sèche vient lécher la paume de ma main vide, mais je n’ai rien d’autre à lui donner que quelques caresses qu’il semble apprécier néanmoins. Sa mère se trouve sans doute un peu plus loin au milieu des pigeons qui font le bonheur des photographes.

Je retourne à Kilagal une nouvelle fois, et interroge sans conviction une femme vendant des parathas dans la rue près d’un temple. Elle ne parle ni Anglais ni Hindi, mais elle sait où se trouve la Kumari de son quartier. Elle me dit une phrase en Népalais que je ne comprends pas, mais je la retiens et pars chez un jeune bijoutier pour me la faire traduire. Elle me disait juste de continuer dans cette direction. Le bijoutier connaît un autre bijoutier plus loin dans cette même rue, mais en dehors de Kilagal et m’indique sa boutique. Alors je marche, comme me l’a indiqué la vendeuse de paranthas. Et cette fois la piste est bonne, avec l’aide du second bijoutier, me voilà bientôt au pied d’une maison récente haute de plusieurs étages : la maison de la Kumari se trouve dans un de ces appartements.

« Elle n’est pas encore rentrée de l’école », m’indique-t-on. Je vois justement venir dans ma direction une fillette tenant la main de sa maman. Vêtue d’une robe de velours rouge, un ruban rouge dans les cheveux noué autour d’un chignon, chaussures rouge vernies aux pieds, et portant même un cartable rouge, il n’y a pas de doutes à avoir : c’est la Kumari que je cherche.

On m’invite à entrer pour boire un thé. Sur la porte de l’appartement du premier étage, la photocopie d’une photo de cette petite déesse indique aux visiteurs qu’ils sont à la bonne adresse. Cette famille vit à quatre dans une seule pièce largement occupée par un grand lit à côté duquel à été placé un siège couvert d’un tissu rouge pour servir de trône à la petite Kumari de Kilagal. L’aînée des deux filles s’occupe de la cuisine en rentrant de l’école. Sa mère m’assure qu’elle ne ressent aucune jalousie envers sa petite sœur, malgré l’attention et les cadeaux qu’elle reçoit. C’est un privilège d’avoir une Kumari à la maison.

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Resuka a été choisie il y a quatre ans, quand elle n’avait que deux ans. Pour une Kumari de moindre importance, comme elle, les critères de sélection sont moins stricts. Bien sûr, l’horoscope est important, ainsi que les critères physiques. Elles n’étaient que deux fillettes à être enfermée dans une pièce dans le noir, et Resuka n’a pas pleuré.

Contrairement à la Kumari de Bassantapur, Resuka vit chez ses parents et mène une vie presque normale, allant même à l’école. Je l’accompagne d’ailleurs un matin. Elle qui était si énergique et malicieuse chez elle, lorsqu’elle grimpait partout dans la chambre et tenait tête à sa mère en montrant ses petites dents avec un regard mauvais, est devenue muette de timidité une fois assise dans le fond de la classe. Ce n’est pas le cas de certains de ses camarades qui font le clown devant l’étranger que je suis. Au quotidien, la seule différence semble être son apparence : les vêtements rouges, le chignon et le maquillage. Elle a néanmoins un rôle local, essentiellement à l’occasion de Dasain.

La vie après la divinité

Matina

En cette fin d’après-midi, je me dirige vers l’Itum bahal¹, un monastère bouddhiste du XIVe siècle. S’il vaut clairement le détour, ce n’est pourtant pas lui qui me fait venir dans ce quartier de Katmandou cette fois. J’arrive devant une maison moderne et en apparence sans intérêt pour le voyageur. C’est pourtant cette maison qui capte mon attention. On m’a indiqué plus tôt dans la journée le nom de son propriétaire : Pratap Shakya.

J’ai cependant un doute et avant de frapper à la porte, je préfère m’adresser au voisin qui vend de la médecine ayurvédique. Je m’asseois derrière les clients, en attendant qu’il finisse de les servir. Seulement le bonhomme est bavard et je reste un long moment à cet endroit, jusqu’à ce qu’une femme élégamment habillée accompagnée d’une jeune fille mince aux grands yeux noirs et au teint pâle s’apprête à ouvrir la porte de la maison en question. Je m’approche peut-être un peu trop brusquement car la femme me regarde à peine et semble agacée, ou peut-être gênée.

« Pratap Shakya ?

– yes, répond la jeune fille.

five minutes », poursuit la maman, montrant les cinq doigts de sa main.

Je retourne m’asseoir avec le spécialiste de l’ayurvédique depuis trois générations, et qui a pris soin de former la quatrième. La jeune fille est ressortie de la maison sans m’adresser un regard et s’est assise près d’une dame âgée que j’imagine être sa grand-mère. Elle disparaît peu après. Les cinq minutes passent, puis dix, et toujours rien. Je pense à l’heure indienne, qui doit aussi être de rigueur au Népal. Pour rester optimiste, je repense aussi à toutes ces histoires, tant chez les Bouddhistes que chez les Hindous, de disciples dont la patience était d’abord mise à rude épreuve par leur maître avant que ce dernier ne daigne leur enseigner quoi que ce soit. Alors je continue d’attendre, et finalement pas si longtemps que ça, jusqu’à ce qu’un homme gare son scooter et s’approche de moi : « you are waiting for me? »

Pratap ne me fait pas rentrer chez lui ou même m’asseoir sur un des tabourets présents. C’est debout devant sa porte que nous discutons. Il commence par me parler mécaniquement, récitant des généralités, mais se détend par la suite. Comprenant qu’en tant que père de la Kumari, et peut-être encore plus depuis un mois et demi qu’elle ne l’est plus, il a dû être souvent sollicité par des journalistes, des anthropologues et peut-être des curieux de mon genre, je me sens un peu gêné et m’excuse de prendre de son temps. Il reste cependant aimable et répond à mes questions.

Poussée sans doute par la curiosité, la jeune fille que j’avais croisée précédemment apparaît soudain à la porte. Pratap m’apprend que c’est elle l’ancienne Kumari. Je lui demande son nom, elle me répond avec une voix presque imperceptible « Matina », ce qui signifie Amour, comme s’empresse de préciser son père qui la prend affectueusement dans ses bras. Difficile d’imaginer que cette fillette si timide était il y a encore quelques semaines la redoutable déesse Taleju, celle qui exige pour son culte des sacrifices sanglants, et qui avait le pouvoir de faire et défaire les rois du Népal.

Pratap est protecteur, à la fois avec sa fille, mais aussi avec sa culture, avec la tradition de la Kumari qu’il trouve injustement critiquée par certains journalistes occidentaux. Il ne m’apprend finalement que peu de choses nouvelles. La Kumari Ghar n’était pas une prison, sa fille y recevait sa famille, avait la télévision, internet, étudiait grâce à des cours particuliers et des enfants venaient même jouer avec elle, contrairement à la Kumari de Patan. J’aurais aimé avoir plus de détails sur le quotidien de la Kumari, sur ce que ça impliquait pour les parents, et j’aurais souhaité discuter avec sa fille, Matina, l’ancienne Kumari, pour avoir son ressenti maintenant qu’elle est redevenue une jeune fille normale, sur la transition, ses difficultés. Mais je ne veux pas les importuner davantage. D’ailleurs, Pratap me confie que je suis le premier étranger à qui il donne la permission de parler à sa fille, même si ce ne furent que quelques mots. Difficile de me plaindre après avoir reçu cet honneur. Mais la délicate Matina restera pour moi un mystère.

Chanira

Chanira est une jeune femme de 22 ans, le visage rond, et dont les lunettes et les cheveux tirés en arrière donne un air faussement sévère. Son père m’avait fait m’asseoir dans le salon pendant qu’il allait la chercher. Un salon pas comme les autres : les murs sont couverts de photos encadrées et d’articles de presse. L’objet de ces photos est toujours le même, c’est celui de mes recherches : toutes montrent des Kumaris. Et parmi elles, une bonne partie sont celles de Chanira elle-même, car Chanira a été Kumari à Patan pendant dix années, de 2000 à 2010, de ses cinq ans à ses quinze ans.

Elle m’explique son enfance en tant que Kumari : elle vivait dans la maison de ses parents qui était devenue pendant ces dix années le Kumari Ghar. Elle n’avait pas le droit d’en sortir, mais comme n’importe quel enfant, elle jouait, regardait la télévision et avait même accès à internet. Elle allait souvent courir sur le toit de la maison. Elle devait certes s’habiller en rouge, mais ses vêtements du quotidien étaient simples. Un professeur particulier venait aussi lui faire cours, la préparant à sa future vie.

Mais la routine d’une Kumari, c’est aussi recevoir des visites. Chanira me dit qu’elle ressentait parfois la présence de la déesse Taleju en elle lorsqu’elle se rendait dans la pièce où était son trône. Certaines fois elle ressentait une grande compassion pour les dévots qui venaient la prier pour résoudre leurs problèmes, et avait la conviction qu’elle avait le pouvoir de les aider. D’autres fois, en revanche, elle n’avait simplement pas envie d’être là et sentait alors que les souhaits de ses visiteurs ne pourraient être satisfaits.

Puis ce fut terminé. Ses parents avaient beau lui avoir expliqué le monde extérieur, la transition fut difficile. Marcher dans la rue au milieu des gens, des véhicules, du bruit, n’était pas simple. Elle ne connaissait pas même le quartier où elle vivait. Aller à l’école fut une épreuve : pendant dix ans, elle n’avait eu d’intéractions qu’avec sa famille et quelques proches. Elle était timide, et les élèves de sa classe ne se comportaient pas de manière naturelle avec une ancienne déesse. Et ce fut humiliant pour Chanira de passer d’une déesse appelée par tous, même par ses parents, Dyo Mayju, à une adolescente normale qui devait participer aux tâches ménagères. Il lui fallut une année entière pour s’adapter, pour se sentir prête à avoir une vie normale.

Chanira est méfiante envers les étrangers et les journalistes. Elle n’apprécie guère les touristes qui viennent photographier la Kumari. Même si elle ne s’étend pas sur la question, je comprends qu’elle considère leur curiosité comme étant peu respectueuse vis-à-vis d’une déesse. Et comme le père de Matina, elle est attachée à sa culture et à la tradition de la Kumari, et s’oppose à cette vision larmoyante d’une petite fille emprisonnée et traumatisée qu’on trouve souvent dans les articles d’Occidentaux sur le sujet. Certes, elle admet que tout n’a pas été facile. Elle aimerait quelques changements, en particulier permettre à la Kumari d’être avec d’autres enfants pendant ses cours, ou pour jouer tout simplement. C’est sans doute de cela dont elle a le plus souffert. Mais elle ne regrette rien. Elle me dit même qu’elle a eu la chance d’avoir deux vies en une seule : celle d’une princesse – et quelle petite fille n’en rêverait pas ? – puis celle d’aujourd’hui, une vie normale.

Dhana : l’Ajivan Kumari

Outre les photos de Chanira, les cadres du salon montrent aussi des photos de sa tante, Dhana. Car la tante de Chanira a elle aussi été une Kumari. Enfin c’est un peu plus compliqué que cela…

Née en 1954, et choisie en 1958, Dhana a officiellement été déchue en 1989, à l’âge de 35 ans ! Si certains étaient sceptiques, « aucun saignements à cet âge… », d’autres y voyaient la preuve de son exceptionnelle nature divine. Son père est décédé lorsqu’elle était enfant, et certains pensent que sa mère a choisi de cacher ses menstruations pour ne pas être complètement confrontée au statut de veuve et continuer à recevoir la petite pension offerte par le gouvernement. En 1989 lors du festival de Matsyendranath le prince fit part de son mécontentement et un comité fut rassemblé pour vérifier si une règle de pureté avait été violée. Après deux examens minutieux – et sans doute humiliant –  on découvrit la trace d’une petite cicatrice sur l’oreille ce qui suggérait un saignement. La mère de la Kumari affirma que sa fille n’avait pas saigné, mais qu’importe, l’objectif de ce comité était atteint : faire plaisir au prince en destituant la Kumari. Une nouvelle Kumari fut choisie, mais la mère de Dhana refusa le verdict, répétant que sa fille était la véritable Kumari. Dhana continua donc sa vie recluse de Kumari, avec ses rituels, ses obligations, ses interdits et ses dévots venant chercher la bénédiction de la désormais ajivan Kumari, Kumari à vie.

Chanira m’invite à la rencontrer. Je la trouve dans une petite pièce fermée par un rideau, vêtue de rouge, assise sur son trône de déesse entourée de fleurs et d’offrandes. Son visage lisse ne me permet pas de deviner son âge. Je n’avais pas prévu cette rencontre et n’ai rien apporté. Qu’importe, après m’avoir donné la tika sur le front, c’est la Kumari elle-même qui, à ma grande surprise, m’offre une banane ! Devant ma réaction, je crois la voir esquisser un sourir. Sûrement un bon signe !

Dhana, la vieille kumari me donnant la tika
Dhana, la kumari de 63 ans me donnant la tika (© Chanira Bajracharya)

C’est déjà mon dernier jour à Katmandou, je retourne voir la petite Kumari de Bassantapur. Des tambours résonnent dans la rue tandis que de nombreuses népalaises magnifiquement drappées d’un sari rouge se regroupent au Durbar square accompagnées de petites princesses et de petits garçons non moins élégants. Aujourd’hui c’est Bel Vivah, les fillettes vont se marier à Vishnou ce qui les empêchera de subir l’opprobre du célibat ou du veuvage.

Je suis assis à l’ombre dans le Kumari Ghar, attendant mon dernier darshan. Soudain je vois une jeune fille passer la porte noire de la maison-temple. Je la reconnais aussitôt : c’est Matina Shakya, accompagnée d’une autre jeune fille, une amie, une cousine, que sais-je. Je suis heureux de voir le visage de l’ancienne Kumari illuminé par un large sourire. Elle court et rit, anonyme au milieu des touristes le nez levé en l’air, qui, il y a quelques semaines encore, auraient espéré l’apercevoir à cette fenêtre.

Notes

  1. 2017, 2074, 1138 : respectivement les années des calendriers grégorien, népalais et newar
  2. Un bahal, ou baha, est un monastère construit autour d’une cour carrée avec un chaytia au milieu et généralement un temple à l’opposé de l’entrée.
  3. Il y a actuellement dix Kumaris qui se trouvent à Bassantapur, Lalitpur, Bhaktapur, Bungamati, Kilagal, Makhân, Tokha, Sankhu, Panauti, Nuwakot.

Pour approfondir le sujet, vous pourriez lire :

  • Le regard de la Kumari, de Marie-Sophie Boulanger, Presses de la Renaissance, 2001
  • The living goddess, de Isabella Tree, Eland, 2015

2 commentaires

  1. Merci pour cet article génial! Je ne connaissais pas du tout ton blog et j’ai lu une interview de toi ailleurs qui m’a donné envie de te lire. Je ne suis pas déçue du tout.
    Ton article m’a donné envie de retourner à Katmandou. On y est allé au début de notre « nouvelle vie » et je suis sûre que maintenant, je verrai les choses d’un regard nouveau. Encore plus grâce à ton article. J’ai d’ailleurs bien aimé l’une de tes phrases: « Je ne suis pas croyant mais… » On a ressenti ça dans certains coins de l’Inde. Il y a quelque chose qui nous dépasse et on s’en est rendu compte 😉

    Aimé par 1 personne

    • Merci Julie d’avoir pris le temps de m’écrire cet agréable commentaire, ça fait plaisir 😁 Je ne suis pas spécialement attiré par les grandes villes en général, mais j’aime beaucoup Katmandou, ses vieilles maisons, les mystérieux rituels des Newars… Il y a énormément de choses à découvrir si on est un peu curieux. Et j’adore les Népalais ! J’ai d’autres voyages en tête pour l’instant, mais j’y retournerai certainement à l’avenir moi aussi, ainsi qu’en Inde. Bons futurs voyages 😆

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