Une ferme flottante

Robert Challe était l’écrivain d’un vaisseau appelé l’Écueil, faisant parti d’une escadre de six bateaux (avec le Florissant, le Gaillard, le Lion, le Dragon et l’Oiseau). C’était un vaisseau de 500 tonneaux, dont les dimensions devaient être à peu près de 120 pieds de long par 32 de large et 15 de creux (soit environ 39m, 10m et 5m). Sur ce navire vivaient « trois cent cinquante hommes » (t1, p.100), dont des marins, des soldats, un cuisinier, un boulanger, un apothicaire, un chirurgien, un aumônier, des charpentiers, des missionnaires, des marchands, etc. Tout un village qui devrait vivre ensemble pendant un voyage aller-retour qui devait durer un an et demi.

Il fallait bien nourrir toutes ces personnes, et les escales étant rares (seulement deux à l’aller : au Cap Vert et dans les Comores), il fallait emporter de la nourriture. C’est ainsi qu’au départ de Port-Louis, près de Lorient, en février, outre 50000 livres de pain, on avait embarqué de nombreux animaux vivants – plus faciles à conserver – fournissant, en plus de la viande, du lait et des œufs :

Notre vaisseau est une véritable basse-cour, cinq cents poules en cages, huit bœufs, deux vaches à lait, quatre truies, un verrat, douze autres cochons, vingt-quatre dindes, quarante-huit canards, vingt-quatre moutons, douze oies, six veaux, trente-six pigeons ; où se mettre pour respirer ? Tout est plein de cages & de parcs. (t1, p. 144)

À noter qu’une de ces vaches survivra aux maladies et autres dangers de la navigation et ne mourra que pendant le voyage retour, onze mois après avoir quitté la France, tuée par l’équipage pour leur consommation de viande car elle ne donnait plus de lait.

Fait, je trouve, intéressant : on prenait soin d’emporter quelques truies en gestation :

Du mercredi 26 avril 1690

(…)

Nous avons ensuite fort bien déjeuné, parce que le déjeuné avait été préparé. Entre autres choses, nous avions un cochon de lait qui n’a jamais vu terre, puisqu’il est né à bord : il avait été farci de deux gros chapons désossés & en hachis, avec des anchois. (C’est le premier que nous avons mangé à la mer ; mais il est excellent. Il y en a encore huit de la même portée, & douze autres qu’une truie n’a mis bas que le dix du courant : ils grandiront pendant que les autres feront figure.) Des petits pâtés & une dinde à la daube lui ont tenu compagnie. M. du Quesne a paru très content. Pendant que nous déjeunions, notre nouveau capitaine a fait distribuer à l’équipage une cave de douze flacons d’eau-de-vie, qu’il avait amené avec lui ; ce qui a fait redoubler les cris de Vive le roi, en buvant à sa santé. (t1, p. 295)

Si la nourriture était en général assez simple, on savait pour certaines occasions se faire plaisir. L’exemple ci-dessus nous en donnait un, en voici un autre :

Elle sera magnifique, pour un vaisseau en pleine mer. Douze pigeons à la compote, quatre langues de boeuf ou porc & un jambon en feront l’entrée, en attendant la soupe. Cette soupe sera composée de boeuf frais, de mouton, de deux chapons & d’un morceau de lard, avec du riz pour légumes. Tout cela fera le bouilli. Il sera suivi de deux pièces de four, d’abatis & de tripes de cochon de lait ; après quoi paraîtra le cochon de lait, accompagné de deux dindes, une oie & six poulets à la broche, & six autres poulets en fricassée. Ensuite, feront figure pour le dessert douze biscuits, un jambon, un pâté de canard, du fromage de Grière & de Hollande, & deux salades, l’une de cornichons & l’autre de casse-pierre. Le vin de Cahors à discrétion, mais pourtant l’œil dessus, n’étant pas fait pour tout venant. Nous tâcherons de faire une table où nous ne serons que huit à boire de ce vin-là ; et pour les autres, du vin de Grave & de Bordeaux en bouteilles. La couleur est semblable ; & il n’y aura que Duval, notre maître d’hôtel, & Landais qui nous servira, qui pourront en faire la différence.
Il y a bien des festins de noces qui n’approchent point d’un pareil repas : il est pourtant vrai que nous sommes en état de soutenir la gageure ; &, dans l’intérieur du vaisseau, ne donnant rien au superflu, on peut avec facilité soutenir l’extraordinaire. Ajoutez que douze veaux, que M. Hurtain a achetés à Groix, & qui ont été nourris à bord, nous ont empêchés de rien dire à nos volailles pendant près de six semaines. Joignons-y encore six douzaines de pigeons, que M. de La Chassée a perdues contre moi au piquet, avec la nourriture de tous pour trois mois, & qui sont encore tous en vie, & on conviendra que nous pouvons nous régaler sans craindre ni la faim ni la soif. (t1, p. 246,247)

Source :

Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, Mercure de France, 2002

2 commentaires

  1. He ben ils en avait a manger…en même temps il ne fallait pas que « leur en promettre »A tous ces gars de la Marine…lol..Je me croyais au temps des rois….ben oui…dans la cuisine du château 🤫Envoyé depuis mon smartphone Samsung Galaxy.

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