Les Pokots des collines

Makutano, West Pokot, Kenya, août 2023. Makutano faisait partie de l’agglomération de Kapenguria qui, avec ses 40 000 habitants, était la seule ville relativement importante dans la région West Pokot. Située non loin de Kitale, à 2000m d’altitude, Makutano ressemblait à un immense marché connectant la région avec le reste du Kenya.

« Il fait très froid à Tapach »

En arrivant ici, je n’avais pas vraiment décidé de ma prochaine destination. Je savais que je voulais aller dans les montagnes, au cœur de la région West Pokot, mais c’était tout. C’était un peu par hasard, et notamment parce que le personnel du Sekution Lodge, où j’avais trouvé une chambre pour 800ksh, était originaire de ce village, que j’avais choisi Tapach. Et à Makutano, lorsqu’on parlait de Tapach, la phrase qu’on prononçait systématiquement était : « Il fait très froid à Tapach ». Une femme à qui j’avais acheté un bout de savon pour le linge pour 30ksh avait tout de même précisé quelque chose : il n’y avait rien à faire à Tapach en dehors du marché hebdomadaire le jeudi, dans un village voisin appelé Kamelei.

Je partis pour Tapach dès le lendemain de mon arrivée à Makutano, en milieu de matinée. J’avais pris place sur le siège avant d’une Probox, siège que je partageais avec un policier en poste à Kamelei. Nous n’étions que deux passagers : tout l’arrière du véhicule était occupé par des marchandises que le chauffeur devait livrer à l’école de Kamelei. À peine étions-nous sortis de la ville que j’étais ébloui par le paysage et ses collines couvertes de végétation et de cultures. J’étais surpris par l’état de la route parfaitement goudronnée, en tout cas jusqu’à Kamelei. Geoffrey, notre chauffeur, avait eu la gentillesse de s’arrêter un instant pour que je puisse observer quatre colobes noir et blanc qui venaient de traverser devant nous.

À Kamelei je commençais à comprendre où j’allais : après que le policier fut descendu de la Probox, le chauffeur s’arrêta dans une école du village pour y faire sa livraison. Rapidement, des dizaines d’élèves en uniformes bordeaux entourèrent la voiture. Un adolescent m’expliqua simplement : « C’est la première fois que nous voyons un homme blanc. » Et pour cause, le West Pokot, régulièrement marqué par des violences entre tribus, était déconseillé aux touristes. La région semblait aussi moins attirer les ONG que, par exemple, le Turkana. Pourtant, contrairement aux Turkanas, les Pokots vivant dans ces collines n’étaient pas méfiants ou même effrayés en voyant un Blanc, mais plutôt curieux et enthousiastes.

Matinée brumeuse à Tapach

Juste apres Kamelei, la route goudronnée laissait soudainement la place à une piste défoncée par une saison des pluies touchant à sa fin. Quelques minutes plus tard seulement je découvrai, perché au sommet d’une colline à 3300m d’altitude, le village de Tapach, sa rue unique et ses baraques de chaque côté logeant boutiques et hotels (comprendre restaurants ou cafés), certaines faisant moins de 4m². Très peu de gens vivaient dans ce petit bourg, la quasi totalité des habitants étant fermiers. Contrairement au Turkana, le gens ne portaient pas de vêtements particuliers indiquant leur appartenance ethnique. Traditionnellement pasteurs nomades, comme leurs cousins nilotiques Masaïs et Turkanas, les Pokots vivant ici avaient choisi le chemin des autres tribus du groupe Kalenjin dont ils faisaient partie, celui de la sédentarité et de l’agriculture. Et avec leur mode de vie, ils avaient perdu l’habitude de revêtir leurs habits traditionnels et sans doute une grande partie de leur héritage culturel. Dans ces contrées verdoyantes, le nomadisme perpétuel en quête d’eau et de pâtures n’avait plus de sens. Quant aux vêtements, ils n’étaient pas adaptés au climat beaucoup plus froid et humide de ces collines : ils portaient tous des vestes bien chaudes et des chapeaux ou des bonnets. Beaucoup d’hommes, en particulier parmi les anciens, continuaient pourtant de se déplacer avec une canne, symbole de richesse, et, moins visibles évidemment, les hommes étaient toujours circoncis, vers l’âge de 15 ans à l’occasion d’une fête commune pendant le mois de décembre.

Bien décidé à m’aider, Geoffrey me laissa seul dans la voiture et partit à la recherche du chef du village. Il sortit bientôt d’un hotel avec deux hommes : le plus âgé, avec son manteau beige et sa canne, était le chef. Le second était le MCA (Member of County Assembly). Après quelques questions en Anglais sur la raison et la durée de ma présence, j’étais donc confié à Samuel, le MCA. Celui-ci me conduisit d’abord à la pharmacie pour y rencontrer Félix qui avait trois chambres à louer 500ksh (3€) la nuit pour les gens de passage, généralement des marchands plutôt que des touristes comme moi. La chambre était basique : un lit dont les draps n’avaient probablement pas été lavés depuis un moment, avec deux grosses couvertures largement suffisantes pour supporter la fraîcheur nocturne, et une petite table constituaient le seul mobilier. Des draps recouvraient les murs, cachant l’interrupteur et la prise électrique, et des affiches représentant des stars du football ou de la chanson étaient accrochées sur 3 des murs. Une fenêtre était complètement bouchée, l’autre au-dessus de la porte pouvait être cachée par un rideau qui devait aussi améliorer l’isolation de l’entrée. Une cabane en contrebas faisait office de toilettes et de salle de bain comme dans toutes les maisons du coin. Je ne m’attendais pas à mieux de toute façon, donc j’en étais satisfait. Cependant le manque d’hygiène en avait fait un nid à kunguni, les punaises de lit, contre lesquelles mon sac à viande ne me protégea pas complètement…

Le Jay Jay Hotel

Près de la pharmacie de Félix se trouvait le Jay Jay Hotel, d’après le surnom de son propriétaire, Joseph. C’est là que je prenais tous mes repas pendant les quelques jours passés à Tapach. J’avais tout de suite aimé cet endroit et l’atmosphère qui s’en dégageait. La lumière n’y entrait que par la porte d’entrée toujours ouverte et une fenêtre. Une unique ampoule au plafond venait prendre le relais une fois le soir venu. Tout l’intérieur était couvert de planches de bois. Les tables et chaises, toutes tournées ou presque vers la télévision donnait à l’ensemble un air de salle de classe. Vers le fond de la pièce, ce n’était pas un poêle mais un grill qui servait à la fois à apporter un peu de chaleur et à chauffer le chai, voire à cuire certains plats, en particulier le githeri, plat de maïs et de haricots, en complément de la cuisine. Le grill était le seul endroit où on pouvait tourner le dos à la télévision.

La télévision attirait énormément de monde chaque soir. On y passait un documentaire animalier de la chaîne Wild qui intéressait énormément les gens de Tapach, qui commentaient et riaient devant les images qui défilaient. Venait ensuite l’heure du journal, sans doute encore plus populaire. Javan qui travaillait pour Jay Jay se plaignait parfois que parmi tous ceux qui étaient présents peu consommaient en réalité. Ça me rappelait la télévision du restaurant de Muchukwo.

Un homme se réchauffant devant le grill du Jay Jay Hotel

Les repas étaient simples au Jay Jay Hotel, ce n’était pas de la grande cuisine. Au petit déjeuner c’était chai et chapatis ou githeri, et pour le déjeuner et le dîner, outre le githeri dont le prix de 30ksh le rendait imbattable, on mangeait généralement de l’ugali avec du sukuma ou du chou pour 60 ou 70ksh. Le menu, écrit au feutre sur un sac à patates accroché à l’entrée, promettait de la viande ou du foie – systématiquement de mouton mérinos , l’une des trois sources de revenu avec la pomme de terre et la fleur de pyrèthre de Dalmatie – mais il n’y en avait pas tous les jours. À l’inverse, on pouvait parfois avoir des pommes de terre, de l’avocat, des tripes, des œufs, un verre de lait frais ou fermenté qui n’étaient pas inscrits au menu.

En raison du froid, je passais mes soirées au Jay Jay Hotel. J’arrivais en fin d’après-midi et je commandais un chai, puis j’y restais jusqu’à l’heure du dîner. C’était l’occasion de discuter avec les habitants de Tapach. Ils étaient curieux et me posaient souvent les mêmes questions. Par exemple, ils trouvaient le climat chez eux si froid qu’ils se demandaient si l’Europe était réellement plus froide. Ils avaient aussi entendu dire qu’en Europe il était interdit d’avoir plus de deux enfants et me demandaient si c’était vrai. Ou encore ils voulaient savoir s’il était possible d’avoir plus d’une femme, comme c’était souvent le cas dans la tribu Pokot. Beaucoup m’encourageaient aussi à épouser une femme locale et à l’emmener ensuite en France, certains se montrant même insistants. Les mots utilisés, « prendre » et « donner » étaient gênants pour moi mais totalement naturels pour eux. Un jeune, après avoir montré son intention de me donner sa sœur, avait ajouté « for free », gratuitement, c’est-à-dire sans que j’aie à payer de dot. Avoir une sœur en Europe était évidemment un bon investissement…

Une question m’avait en revanche surpris, en tout cas la première fois que je l’avais entendue : c’était un vieil homme avec un chapeau noir à fourrure couvrant les oreilles. Il venait de boire un chai et s’apprêtait à partir lorsqu’il s’arrêta devant ma table et me demanda quel était mon totem. Javan me traduisit puis m’expliqua cette histoire de totem. Chez les Pokots, chaque individu avait un animal totem qu’il avait hérité de son père et qui définissait son clan. Ce clan semblait essentiellement servir à définir avec qui l’on pouvait se marier : il était interdit d’épouser quelqu’un de son clan ou de celui de sa mère. Un moyen simple pour éviter la consanguinité, même si l’on pouvait arriver à certaines absurdités : était interdite une cousine éloignée appartenant à son clan même si l’ancêtre commun pouvait remonter à de nombreuses générations, mais une cousine germaine était autorisée si elle était la fille de sa tante maternelle, donc ayant un clan différent de celui de ses deux parents.

Chaque jour, des personnes du village me demandaient de leur offrir un chai, parfois même un repas. J’acceptais la plupart du temps étant donné le montant faible de mes dépenses dans ce village. D’ailleurs c’était parfois moi qui invitais pour remercier quelqu’un de m’avoir guidé lors d’une balade ou pour pouvoir poursuivre une conversation commencée dehors alors que le froid se faisait sentir. Un après-midi c’était au tour de Chebet de s’inviter, une femme d’environ 30 ans. Je la croisais souvent lorsque j’allais à la sortie du village près du poste de police où je pouvais capter la 4G alors qu’elle vannait le maïs devant le moulin (motorisé). Ce jour-là elle m’interpella pour que je leur offre un chai, à elle et à ses deux amies. Chebet me demanda aussi comme tant d’autres si nous pouvions épouser plusieurs femmes. Mais contrairement aux hommes, Chebet trouvait qu’il était mieux pour un homme de n’en épouser qu’une seule. Ou pour une femme d’être la seule épouse de son mari… Elle m’interrogea également sur l’âge auquel on se mariait en Europe. Elle trouvait qu’une femme ne devrait se marier qu’après 25 ans, voire 30 ans… Elle-même avait été mariée à 20 ans et avait déjà 5 enfants.

Football

Parallèlement à la rue unique traversant Tapach se trouvait le terrain de football. Celui-ci avait une taille qui pouvait paraître disproportionnée par rapport à celle du village, mais des jeunes de Tapach y jouaient tous les jours, ou presque, ce qui attirait à chaque fois quelques dizaines de curieux, et constituait l’attraction principale du lieu.

On joue aux dames dans un hotel de Tapach tout en mangeant du githeri et en buvant un chai

Cependant, ma présence constituait un divertissement plus original, et j’attirais parfois un peu trop l’attention à mon goût, comme la fois où des dizaines de jeunes de l’école publique reconnaissables à leur tenue bleue tournaient le dos au terrain pour pouvoir me poser toutes sortes de questions.

C’est lors d’un tel match que je rencontrai Lorekou, un homme qui avait probablement un peu trop bu de cette bière faite maison à base de farine de maïs. Il s’approcha de moi pour me saluer et tint ma main un long moment tout en l’observant, puis la lâcha avant de mettre sa main à côté de la mienne plusieurs fois pour les comparer. Il sortit finalement d’un petit sac rouge une pomme de terre qu’il plaça à côté de ma main, semblant trouver que leurs couleurs étaient similaires. Comme Lorekou, comme les élèves de Kamelei, je fus pour beaucoup d’habitants de Tapach le premier Blanc qu’ils voyaient de près.

Chebon Hill

Certes à Tapach les gens sont très sympathiques et j’ai eu beaucoup de plaisir à y rester une semaine. Mais la plus grande surprise de cette visite furent les paysages, en particulier lors de ma randonnée jusqu’à Chebon Hill. J’avais été guidé par deux jeunes de Tapach : Elias, le neveu de Samuel qui l’en chargea, et Lawi qui se joint de lui-même à notre longue balade. Pour redescendre de Chebon, nous avions reçu l’aide d’un adolescent, Anthony, qui semblait mieux connaître le coin que mes guides improvisés. Ces collines émeraude avaient été sublimées ce jour-là il est vrai par d’épais nuages qui donnèrent un caractère plus dramatique aux images que je pus capturer. Juillet n’était pas forcément le meilleur mois pour visiter cette région, avec un risque de pluie non négligeable. Il avait d’ailleurs plu chaque après-midi et chaque nuit les quatre jours suivants. Mais si j’étais venu au mois de décembre, quand les températures étaient beaucoup plus douces et le ciel parfaitement bleu, l’effet n’aurait pas été le même.

La veille de mon départ de Tapach, un habitant me parla d’un autre village non loin d’ici, plus bas dans la vallée. À Chepkalit, on disait qu’on pouvait trouver de l’or. Je tenais là ma prochaine destination…

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