Les Pokots des plaines

Amudat, Karamoja, Ouganda, août 2023. J’avais prévu de voyager au Kenya et en Tanzanie, et je me retrouvais à passer la nuit à Amudat, en Ouganda. La deuxième d’affilée et la dernière, avant de rentrer au Kenya. Parfois des opportunités se présentent, et il faut les saisir.

Kacheliba

Après avoir visité les collines du centre de la région West Pokot, au Kenya, j’étais descendu mille mètres plus bas à Kacheliba, toujours en territoire pokot, mais plus à l’Ouest, proche de la frontière ougandaise. On entrait dans cette ville en traversant un pont au-dessus de la rivière Suam où des gens se lavaient nus et souvent en groupes sans aucune gêne, les hommes d’un côté, les femmes de l’autres. Ces dernières étaient cependant plus rares. Kacheliba avait failli devenir la capitale régionale à l’époque coloniale, mais en raison de la chaleur et de la malaria, les Anglais lui avait préféré Kapenguria, une ville dans les hauteurs au climat plus favorable. Avec ses 3 rues parallèles, dont la route bitumée de Konyao, Kacheliba était bien plus petite que je l’avais imaginé. Un marché y avait lieu chaque mercredi. Le reste du temps, elle n’était guère animée que par des matchs de football.

J’étais venu en Probox depuis Makutano. Le trajet coûtait 250ksh et durait 1h30. Mais j’en avais passé autant à attendre d’autres passagers pour remplir la voiture et pouvoir partir. Ce trajet pouvait aussi se faire à moto pour à peine plus cher et sans attendre. Le chauffeur m’avait assuré que j’étais seulement le deuxième Blanc avec qui il avait l’occasion de discuter. Une fois que les autres passagers furent descendus, il m’avait emmené à la Keston Guesthouse, la meilleure de la ville d’après lui. Pour 600ksh la nuit, j’avais effectivement une chambre plutôt propre selon les standards locaux. J’avais même une salle de bain, certes sans porte et sans eau courante. Il fallait puiser l’eau du puit de la cour, juste face à la porte de ma chambre. Pour ce prix j’avais même une compagne de chambre : une guêpe maçonne qui avait construit son nid dans ma salle de bain. Impressionnant par sa taille, cet insecte n’était heureusement pas dangereux. Face à l’hôtel on pouvait acheter de l’eau pour 5ksh les 20L, toutes les maisons ne possédant pas un puit. Il y avait aussi des vendeurs d’eau qui faisaient les livraisons, transportant le précieux liquide sur des charrettes tirées par des ânes.

Un Pokot dort la tête appuyée sur un achurrdung

En me baladant le long de la rivière Suam, le lendemain de mon arrivée, j’avais rencontré Muzzafar, un Pokot musulman, comme son nom l’indiquait. Celui-ci me parla des vaches, la principale source de revenu des Pokots des plaines, peuple de tradition pastorale. Il m’expliqua comment adolescent, ne portant aucun vêtements, il guidait pendant des mois les troupeaux à la recherche de pâturages, allant jusqu’en Ouganda, ne se nourrissant que de lait et parfois de sang prélevé en petite quantité sur les bêtes. Ces gardiens de troupeaux souvent très jeunes n’en étaient pas moins des guerriers aguerris, habiles dans le maniement de l’arc et des flèches avec lesquelles ils étaient prêts à repousser leurs ennemis Karamojongs qui pouvaient les attaquer pour voler quelques bêtes. Muzzafar était prêt à m’emmener là-bas dans ces contrées plus vertes pour que je puisse voir par moi-même ce qu’il en était, et j’étais très intéressé. Mais j’avais un visa pour le Kenya, pas pour l’Ouganda. Et pour aller visiter cette région, je devais quitter le Kenya à Malaba, vers le Lac Victoria, pour entrer en Ouganda, avant de remonter vers la région Karamoja où se trouvaient les troupeaux. Ce programme me semblait trop compliqué et coûteux et je laissais rapidement tomber cette idée.

Konyao

J’avais décidé de poursuivre mon voyage vers le Nord, avec comme première étape Konyao, et c’est par hasard, alors que j’attendais l’heure du départ dans l’entrée de la guesthouse, que je rencontrai Kosgei. Kalenjin de 35 ans originaire de la région d’Eldoret, Kosgei habitait depuis une dizaine d’années à Konyao. Il y retournait dans l’après-midi à moto et me proposa de m’y emmener gratuitement. Après une heure de route, et après avoir croisé mes premiers dromadaires de ce voyage, nous arrivions donc à Konyao, village de boutiques et hotels bâtis de chaque côté de la route avec un mélange de bois, de terre, de ciment et de tôles. D’autres maisons étaient construites à proximité de manière anarchique, sans rues tracées à l’avance selon un plan d’urbanisme prédéfini. L’économie du lieu était basée essentiellement sur l’élevage de chèvres et de vaches, qui bien qu’étant la plupart du temps en Ouganda appartenaient toujours à des familles d’ici. On trouvait aussi du miel que les abeilles produisaient principalement à partir du senegalia mellifera, arbre qu’on trouvait en grande quantité dans les alentours. Le miel était vendu 250ksh le kilo dans de grands seaux où baignaient des abeilles mortes et des morceaux de nids. On cultivait par ailleurs le maïs, mais la faible pluviométrie rendait les récoltes incertaines. Kosgei me conduisit à l’Africana Lodge où pour 500ksh j’avais l’équivalent de ce que j’avais à Kacheliba, sauf que l’eau ne venait pas d’un puit mais de l’unique pompe du village où on voyait un défilé permanent de femmes portant des bidons jaunes sur la tête. Comme à Kacheliba, il était aussi possible de se faire livrer l’eau pour 20ksh les 20L.

Un Blanc vivait à Konyao depuis pas mal d’années où il possédait une grande propriété. Sa présence alimentait les rumeurs. On disait qu’il était prêtre d’une église qui n’accueillait que les hommes âgés, ce qui me paraissait tout de même étrange. Surtout, des gens disaient qu’il cherchait secrètement des « minerals » dans le mont Kapchok, qu’il y avait probablement trouvé un filon de mercure, d’or ou d’une pierre précieuse. Je l’avais déjà constaté, ces histoires d’or et autres pierres précieuses étaient une véritable obsession dans la région West Pokot. J’étais parfois moi-même l’objet de ces suspicions : je mentais sur mes intentions , je n’étais pas un touriste mais un Blanc qui venait voler leurs richesses souterraines qui n’intéressaient pourtant aucune compagnie minière.

Vieux pokot ayant des scarifications sur son épaule indiquant qu’il a tué plusieurs ennemis

Mes discussions avec les habitants de Konyao furent un peu plus agitées qu’ailleurs. Dès le premier soir, alors que je ne faisais que prendre un thé avec Kosgei, je me retrouvais embarqué dans un débat sur l’existence de dieu et la véracité de la Bible avec en particulier un pasteur, conversation qui amena mes adversaires dans cette joute verbale à admettre le bien-fondé du génocide de peuples n’adorant pas le vrai dieu. Le lendemain matin, c’était la question de l’homosexualité qui était abordée. On m’assura que si un homosexuel venait dans ce village il serait lapidé à mort par la population et que si la police arrivait, ce ne serait que pour participer à ce meurtre. Ou encore, par l’intermédiaire du football, extrêmement important au Kenya, c’était l’affirmation que tous les Noirs d’Occident étaient Africains et qu’ils ne devraient jouer que dans des équipes nationales africaines. C’était surtout l’équipe de France qui était visée, et leurs propos disaient en somme que la France volait les talents africains, quand bien même ses joueurs noirs étaient nés et avaient été formés en France.

Pour mon deuxième jour à Konyao, Kosgei proposa de m’emmener à la frontière. J’étais très sceptique sur l’intérêt d’une telle balade et montais donc sur son deux-roues sans conviction ni appareil-photo. Nous étions accompagnés de Joseph, kinyozi (barbier) à Konyao et ami de Kosgei. Cette balade imprévue allait pourtant m’offrir des possibilités inattendues. En chemin, depuis la moto, il y avait peu d’intérêt. J’avais vu suffisamment de cases jusqu’à présent pour ne pas en être spécialement excité. Les roses du désert qu’on voyait de temps en temps ajoutaient une jolie note colorée dans un paysage plutôt terne, mais ce n’étaient que des fleurs. Quand nous avons laissé la moto près de la borne marquant la frontière Kenya-Ouganda, un adolescent armé d’un arc et de flèches, vraisemblablement pour chasser, avait en revanche suscité mon intérêt, et je regrettais d’avoir laissé mon appareil photo dans la chambre. Mais la rencontre la plus intéressante fut celle avec un officier ougandais du poste de frontière d’Amudat qui me proposa de me donner une permission temporaire pour passer quelques jours en Ouganda. Quand dans la cour du Mashallah Hotel, après notre retour à Konyao, nous mangions notre ugali na matumbo (tripes) à l’ombre des dattiers du désert sur les branches desquels sautillaient quelques choucadors, je ne pensais qu’à une seule chose : aller en Ouganda avec cette permission temporaire pour aller voir les troupeaux de vaches et leurs gardiens armés vivant nus et ne se nourrissant que de lait.

Un tour en Ouganda

Nous nous étions mis d’accord avec Kosgei : il m’emmènerait à moto à la rencontre des Pokots qui gardaient les vaches en Ouganda. Le passage par l’immigration fut une formalité : l’officier me donna contre 1000ksh une carte qu’il tamponna avec la date et la durée de validité : 2 jours. J’avais espéré quelques jours de plus mais je n’insistai pas : je n’étais pas bien sûr de la légalité de cette affaire. J’avais en effet la permission de passer 2 jours en Ouganda sans visa, et je pouvais quitter le Kenya puis y retourner malgré mon visa à entrée simple, bidouille facilitée par le fait qu’il n’y avait pas de poste frontière côté kenyan.

Le premier jour ne fut pas à la hauteur de mes espérances. Kosgei nous balada de villages en villages où j’avais parfois l’impression qu’il me brandissait tel un trophée auprès de ses nombreuses connaissances. Il ne semblait pas vraiment motivé pour que nous passions ces deux jours avec les troupeaux, sans aucun confort ni autre nourriture que du lait. Il trouvait cela probablement sans intérêt. Il fallait de la patience pour ce genre d’expérience, et il avait plutôt la bougeotte.

Nous étions arrivés à Amudat vers 16h pour y prendre un déjeuner tardif. C’était une ville africaine, avec ses boutiques en tôles, ses rues défoncées, et ses animaux qui mangeaient des déchets dans les rues. Elle était bien plus grande que Konyao, plus grande, même, que Kacheliba. Et comme dans cette dernière, on pouvait y voir des gens se laver nus dans la rivière. La notion de pudeur était différente chez les Pokots.

Avec l’heure qui avançait, nous avions décidé d’y passer la nuit. Nous nous étions trouvé un petit hôtel à 15000 shillings la nuit (3,7€) derrière un restaurant. Pour nous laver dans la salle de bain commune, on fournissait dans chaque chambre un bidon de 5L. La porte des toilettes, comme souvent, ne fermait pas.

Kosgei était plus à l’aise en ville. C’était un homme sociable et volontier dragueur avec les femmes que nous rencontrions et dont il obtenait souvent le numéro de téléphone. C’est donc tout naturellement qu’il flirta avec une employée de l’hôtel. J’étais parfois gêné vis-à-vis de sa femme, mais cela ne me regardait pas après tout.

Adolescent buvant depuis un trou creusé à proximité d’une retenue d’eau

Cette première journée n’était pas non plus totalement perdue. Outre de jolis villages et paysages, nous avions rencontré quelques Pokots près d’une retenue d’eau construite par le gouvernement ougandais. Pendant que les hommes plus âgés roupillaient sous un arbre la tête calée sur leur achurrdung (siège – appui-tête, l’équivalent pour les Pokots de l’ekicholong des Turkanas), de plus jeunes se lavaient en groupe totalement nus à quelques mètres de là et d’autres se fabriquaient des flèches pour une prochaine chasse au lapin ou à l’antilope, ou pour défendre les troupeaux contre les Karamojongs. Ici, il n’y avait que des chèvres, qui n’intéressaient guère leurs ennemis, mais ils devaient se tenir prêts à enfourcher leurs motos les armes à la main pour aller soutenir les gardiens de vaches qui se trouvaient à quelques kilomètres de là en cas d’attaque. Autre chose notable : en l’absence de puit ou pompe dans les parages, les gens comme les animaux buvaient de cette même eau directement dans cette retenue qui, en dehors de la saison des pluies, n’était qu’un point d’eau stagnante…

La deuxième journée était plus intéressante, même si là encore j’en attendais mieux. Kosgei voulait d’abord me montrer un village karamojong. Il ne voulait décidément pas passer son temps à suivre un troupeau… Je lui rappelai donc la raison de ce court séjour en Ouganda et il consentit à repartir à la recherche des gardiens de vaches pokots. Assez rapidement nous tombions sur un homme suivant un troupeau, blouson noir en simili cuir par-dessus une chemise violette, short vert, arc et flèches dans une main, machette dans l’autre. Il s’appelait Noah et parlait Anglais. Je pus convaincre Kosgei de me laisser rester avec lui. Je le retrouverais dans la soirée au même endroit.

Ce matin-là, une campagne de vaccination des vaches était organisée et Noah s’y rendait d’abord avant d’emmener paître ses vaches. Il y avait beaucoup de gardiens de vaches, de tous âges, des enfants de 8 ou 10 ans jusqu’aux hommes âgés qui avaient dû voir bien des changements dans leur vie. Ils portaient tous un short et souvent un shuka roulé autour de la taille ou passant sur une épaule. Certains portaient un t-shirt quand d’autres étaient torse nu. La plupart avaient des arcs et des flèches et des bâtons, quelques-uns avaient des machettes. Je remarquai un vieil homme portant des scarifications sur son épaule non couverte par son shuka. Noah m’expliqua que cela signifiait qu’il avait tué plusieurs Karamojongs, au moins 3 ou 4.

Il fallut attendre quelques heures que toutes les bêtes de Noah soient vaccinées pour que nous puissions enfin partir. J’avais imaginé quelque chose de plutôt tranquille : marcher jusqu’à une zone de pâturage et nous arrêter là-bas, discuter, contempler, pendant que les bêtes mangeaient, un peu comme lors de mon expérience avec les bergers Kharnakpas en Inde. Mais la région était semi-aride et il fallait continuellement se déplacer pour que les vaches aient suffisamment à manger. Nous faisions parfois des pauses, mais elles duraient habituellement moins de 5 minutes. La seule longue pause fut celle que nous fîmes à un réservoir où Noah but de l’eau puis se lava pendant que le bétail s’y abreuvait.

Noah et son troupeau avec le Mont Kadam en arrière plan

Noah prenait son rôle à cœur et ne se contentait pas de répondre à mes questions, il me montrait régulièrement des plantes qu’il connaissait en m’en indiquant l’usage. Nous goûtions aux baies orangées sitet (grewia bicolor) et taran (grewia tenax), les enfants mangeaient un fruit appelé tuyunwo (balanites aegyptiaca), en revanche le kankadowa, un gros fruit orange, n’était comestible que pour les oiseaux. Il y avait aussi le songowo (zanthoxylum chalybeum) dont les baies sentaient le citron et était parfois infusées dans le thé. Cette plante était utilisée contre la malaria. Ou encore l’okopgwa, un genre d’acacia dont les gousses étaient particulièrement appréciées des vaches et des chèvres. Elles étaient aussi utilisées pour soigner les yeux. Il me montra aussi le krewa (euphorbe candélabre) dont le tronc servait à fabriquer les ruches.

Noah me parla évidemment aussi de lui. Il était Ougandais et habitait dans le village de Nakasepan, près d’Alakas. Âgé de 39 ans, il avait trois femmes et quinze enfants : huit filles et sept garçons. Il avait 26 vaches, un vingtaine de chèvres et une quinzaine de ruches. S’il comprenait tout de même l’importance de l’école, il n’en jugeait pas moins que l’aîné de ses fils, Kirop, âgé de 9 ans, était mieux ici avec lui à apprendre à s’occuper des bêtes, ou plutôt de ce qu’il appelait leur banque. D’ici deux ou trois ans, Kirop serait suffisamment formé pour pouvoir garder seul les vaches. Noah aurait alors d’autres tâches : s’occuper de ses chèvres et du jardin, où il cultivait essentiellement du maïs et des haricots, de quoi préparer du githeri en fait.

Noah ne passerait pas la nuit dehors cette fois-là. Le lendemain, c’était le marché d’Amudat alors il rentrait chez lui, comme chaque semaine, laissant ses vaches sous la direction de son fils et d’autres gardiens plus âgés. Je ne pouvais donc pas passer la nuit avec lui et le lendemain il me fallait déjà retourner au Kenya. J’étais un peu frustré de n’avoir pas pu faire et voir tout ce que je voulais, mais j’avais tout de même appris beaucoup de choses.

Depuis quelques années, tous les Pokots vivant près de la frontière avaient la double nationalité kenyane et ougandaise, ceci afin de faciliter leurs migrations. Mais cela les avait surtout incité à se sédentariser en Ouganda. On trouvait donc des Pokots vivant au Kenya qui possédaient des troupeaux en Ouganda gardés par leur fils qui s’y était installé et y avait fondé une famille. De temps à autre, quelques vaches étaient vendues et une partie de l’argent était envoyé à la famille restée au Kenya. Ce n’était que la première génération, mais je ne voyais pas comment ce système pourrait tenir sur la durée. Les Pokots des plaines suivaient finalement avec un peu de retard le même chemin que leurs cousins des collines, celui de l’agro-pastoralisme et de l’assimilation. Si on voyait encore quelques hommes porter le shuka, ils étaient de plus en plus rares. La canne était toujours un signe de prestige mais l’achurrdung avait quasiment disparu. Il devenait de plus en plus difficile de distinguer un Pokot d’un Kenyan d’une autre tribu.

Ma courte aventure ougandaise s’achevait donc. Il me restait à prendre un dernier dîner à Amudat – une assiette de frites avec du foie de chèvre achetée dans la rue – puis à y passer une dernière nuit. Je rentrerais au Kenya le lendemain matin, après avoir bu un thé au gingembre sans lait comme c’est l’habitude ici. Kosgei devrait me quitter de manière un peu abrupte : un coup de téléphone lui annoncerait que la police le cherchait pour une dette qu’il devait rembourser, le dernier délais étant écoulé. Il me déposerait rapidement chez lui à Konyao avant de s’enfuir à Kacheliba pour s’y faire oublier le temps de réunir assez d’argent pour pouvoir renégocier la durée du remboursement…

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