Kaloleni, Kenya, septembre 2023. Majimbo me résuma l’anthropogonie selon les Giriamas : «La première création de Mulungu fut une femme appelée Mboze. Mais Mulungu avait pris trop de terre pour modeler son corps, alors avec le surplus il créa une deuxième femme, Matsezi. Puis dans un autre lieu il créa le premier homme, Muyeye. Un jour, alors qu’il parcouraient la terre, Muyeye rencontra les deux femmes. Mboze lui demanda d’où il venait. Il lui répondit qu’il venait d’un endroit où rien n’avait été fabriqué par la main de l’homme. Plus tard, Mulungu apparut en rêve à ses trois créatures et leur expliqua comment avoir des rapports sexuels puis leur ordonna de faire des enfants et de remplir la terre de leurs descendants.»
L’autel de Mepoho
Je m’étais levé un peu tard ce matin-là, mon lit dans le Tulivu Inn était sans doute trop confortable. J’étais allé prendre mon petit déjeuner dans un café du coin au nom étrangement exotique : l’Azteca Café. J’avais commandé un chai ya maziwa (thé au lait) avec quatre khaimat, de petites pâtisseries que je goûtais pour la première fois et trouvais trop sucrées à mon goût. Je retournai ensuite dans ma chambre à attendre que le mzee (Ancien) vienne me retrouver…
J’étais arrivé la veille, un peu par hasard, dans cette petite ville de la région de Mombasa, avec l’objectif de découvrir la culture giriama, ou en tout cas ce qu’il en restait. En me baladant dans le marché, un jeune homme appelé Musa m’avait interpellé, comme c’est souvent le cas lorsque vous êtes un Blanc en voyage au Kenya. Il me raconta brièvement mais de manière très expressive comment une femme s’était enfoncée dans le sol alors qu’elle était assise sur sa chaise, ici, à Kaloleni, près d’un arbre qu’il m’indiquait de l’autre côté de la route derrière la rangée de boutiques. Je n’avais pas compris tout ce qu’il m’avait dit mais un autre jeune m’avait confirmé que c’était une histoire vraie. En rentrant à l’hôtel, j’en avais parlé avec Joseph, le seul employé de l’établissement, qui m’avait donné le nom de cette femme : Mepoho. Joseph, toujours très enthousiaste, était décidé à m’aider et avait trouvé un mzee qui pourrait m’expliquer l’histoire de Mepoho et me montrer son kiza (autel).
Majimbo, le mzee, arriva enfin un peu avant 10 heures vêtu d’un short kaki et d’une chemise bleue au col déchiré par l’usure. Il était pour moi un guide parfait car il était un des seuls de la ville à n’être ni chrétien ni musulman. Il était resté attaché à la religion traditionnelle des Giriamas. Je le suivis jusqu’à un petit terrain derrière une église où on chantait bruyamment à la gloire de Jésus. Ce terrain en friche était sacré et pendant un instant je crus qu’il n’y avait rien d’autre à voir. Mais Majimbo me demanda ce que j’avais pris au petit-déjeuner, si j’avais mangé de la viande, car je ne pouvais pas aller plus loin si ça avait été le cas. Nous devions désormais retirer nos chaussures puis le mzee me conduisit à l’entrée d’un petit chemin au milieu de la broussaille que je n’avais pas remarqué jusque là. Normalement, pour pouvoir aller plus loin, il fallait revêtir une tenue traditionnelle et il ne fallait pas avoir mangé de viande ni avoir eu de rapports sexuels pendant quelques jours car Mepoho n’avait jamais mangé de viande de toute sa vie et était restée vierge jusqu’à sa mort. Il semblait hésitant devant ce chemin. Il y avait comme une barrière invisible qui le retenait de s’y engager avec moi, et il se justifiait de s’arranger avec les règles par le fait que j’étais un étranger qui les ignorait. Nous y pénétrions finalement. Le chemin ne faisait que quelques mètres de long jusqu’à une espèce de minuscule clairière ou la terre avait été rendue parfaitement lisse par les piétinements cumulés depuis de nombreuses générations. Mais nous ne pouvions pas y aller, seulement voir cet endroit où il n’y avait rien mais qui était le plus sacré, le kiza de Mepoho, l’autel où avaient lieu les rituels qui permettaient parfois aux femmes qui s’en chargeaient de communiquer avec l’esprit de Mepoho. La simplicité de l’endroit était déroutante.

Après nous être éloignés du chemin, Majimbo me raconta l’histoire de Mepoho. C’était il y a bien longtemps, des siècles avant même la colonisation. Des femmes avaient trouvé un bébé, une petite fille, près de la rivière Ngome à côté d’un village appelé Mzizima. Après enquête, aucune femme des environs n’aurait pu être sa mère. Et, fait extraordinaire, le bébé n’avait pas de nombril ! Une des femmes, du clan Wamweni, décida de l’adopter. Avec le temps, la fillette grandit et devient une prophétesse renommée, capable de prédire les calamités qui allaient toucher la communauté, comme les sécheresses ou les inondations.
Un jour, elle annonça la plus grande d’entre elles : des étrangers aux cheveux clairs viendraient avec de fantastiques véhicules sur mer, sur terre et dans les airs. De jeunes filles deviendraient mères. Quand ces jours arriveraient, le peuple serait dépossédé de ses terres et leur culture serait détruite. Après avoir prononcé ces mots, Mepoho annonça qu’elle voulait partir pour ne pas voir ce terrible futur qu’elle venait d’annoncer et s’enfonça doucement dans le sol, toujours assise sur son tabouret, jusqu’à disparaître à jamais.
La nouvelle se répandit dans les environs, et les gens disaient aux autres : « Va voir ! » et ces mots prononcés en langue kigiriama donnèrent un nouveau nom à ce village, Mzizima devenant Kaloleni.
Mais si le corps de Mepoho avait disparu dans la terre, son esprit demeurait, et depuis des siècles, des femmes des environs venaient prier l’ancienne prophétesse et certaines parvenaient même à communiquer avec elle. Majimbo était le seul homme à régulièrement accompagner et aider la douzaine de femmes qui tant bien que mal s’efforçaient de perpétuer ces rituels. Mais avec les conversions massives vers l’islam et surtout le christianisme, c’était devenu très difficile et certains habitants de la ville, sans respect pour les anciennes coutumes, souhaitaient désormais s’accaparer la terre où avait jadis prophétisé Mepoho, ce qui entraînerait la destruction du kiza et de son culte.
Les villages fortifiés
Majimbo me téléphona dans l’après-midi et m’apprit la nouvelle : le Kaya Fungo était rendu inaccessible par des troupeaux d’éléphants. J’allais devoir trouver une autre solution. Il était facile de trouver un autre kaya : il suffisait d’ouvrir Google Maps en vue satellite et de rechercher une forêt. Et il y en avait une à quelques kilomètres de Kaloleni seulement, près de Kambe. Certes il s’agissait d’un kaya de la tribu Kambe et non Giriama, mais c’était la même chose : ils étaient tous des Mijikendas.
Les Mijikendas étaient un ensemble de neuf tribus originaires du Sud de l’actuelle Somalie qu’ils avaient fui il y a de nombreux siècles avant de s’établir sur la côte kenyane, en gros de Malindi jusqu’à la frontière tanzanienne. Cependant les populations nomades locales leur étaient hostiles. À l’époque la région était couverte de forêts, et pour se protéger, les Mijikendas s’étaient abrités dans des villages fortifiés appelés kaya à l’intérieur de celles-ci. Une amélioration de la sécurité pendant le XXe siècle avait poussé les Mijikendas à quitter leurs villages cachés pour se livrer ouvertement à l’agriculture. Mais croyant que les esprits des ancêtres fondateurs des kaya, qu’ils appelaient des koma, y vivaient toujours, les forêts où avaient été construits les anciens villages étaient considérées comme sacrées et étaient donc à ce titre protégées. Il y était par exemple interdit d’y couper du bois. Avec le temps et la déforestation, ces villages abandonnés étaient devenus les seules forêts qui restaient encore le long de la côte kenyane. Comme pour le kazi de Mepoho, les Mijikendas se désintéressaient de plus en plus de leurs kaya et il devenait de plus en plus difficile de les entretenir. Mais certains venaient encore y prier les koma pour recevoir de l’aide, par exemple pour faire face à une famine ou faire tomber la pluie, car ils croyaient que leurs ancêtres pouvaient intercéder en leur faveur auprès de Mulungu.
Je montai donc dans un matatu et arrivai rapidement dans un village à proximité du kaya Kambe. Un jeune homme m’aida aussitôt à trouver un mzee du nom d’Albert, mais celui-ci me fit aussitôt comprendre que ce n’était pas la peine d’aller dans le kaya. D’une part, il n’y avait rien à voir dans la forêt en dehors des moments de prières. Et d’autre part, cela me coûterait très cher : une chèvre, un poulet et de l’argent pour l’assemblée des wazee, soit 15000 ksh au total, environ 100 euros. Je me contentai donc d’offrir une bouteille de mnazi (vin de palme) à Albert pour 130 ksh et de lui poser quelques questions.

Comme souvent au Kenya, tout était donc une histoire d’argent. Et ce n’était pas réservé aux Blancs, ma couleur de peau ne faisait qu’amplifier un phénomène existant. Par exemple la société mijikenda possédait des sociétés secrètes, demandant une initiation permettant d’acquérir davantage de connaissances et le droit de participer à certains événements. Pour entrer dans une de ces sociétés, me confia Albert, il fallait payer les wazee, et plus la société était puissante, plus le coût était élevé. Je pensais innocemment que les wazee, supposés plus sages, utilisaient intelligemment cet argent récolté, mais Albert me répondit qu’ils le dépensaient en mnazi…
Les esprits des ancêtres
Les koma des kaya n’étaient pas les seuls koma pouvant aider les Giriamas. Toute personne qui mourrait laissant derrière elle des descendants devenait un koma. Traditionnellement les familles possédaient des « maisons de koma » chez eux, chaque esprit d’un ancêtre étant symbolisé par un morceau de bois – parfois grossièrement sculpté pour lui donner une vague forme humaine – planté dans le sol dans un endroit réservé à cet usage. Évidemment cette tradition disparaissait elle aussi peu à peu au fur et à mesure que les Giriamas quittaient leurs villages pour aller vivre en ville et avec l’adoption du christianisme et de l’islam par désormais la quasi totalité de la tribu. Même Majimbo, pourtant attaché aux traditions, n’avait pas de koma chez lui.
J’avais demandé à Joseph, l’employé de l’hôtel, s’il connaissait quelqu’un qui en avait encore. Deux jours après, j’étais assis à l’arrière d’une moto conduite par Rashidi, un jeune homme de 25 ans, casquette pied de poule sur la tête, blouson blanc étoilé, jean déchiré par l’usure et épaisses claquettes en plastique jaune aux pieds. Il m’emmenait à une vingtaine de kilomètres de Kaloleni. Le trajet était rendu plus long et moins confortable par le mauvais état de la piste où la terre dure laissait souvent la place à du sable. Le village qui était situé sur un plateau battu par les vents offrait un paysage désolé qui contrastait étrangement avec Kaloleni et ses nombreux cocotiers.


Rashidi s’arrêta d’abord chez Barack, qui comme son nom l’indiquait, était musulman (tout comme Rashidi d’ailleurs). Il n’était pas très à l’aise en ma présence, et bien que parlant anglais, il préférait généralement répondre à mes questions en kigiriama et Rashidi devait ensuite me traduire ses propos. Bien que musulman, Barack continuait de croire à l’existence des koma et les priait parfois, leur offrant de la nourriture comme de la farine de maïs mélangée à de l’eau, et du mnazi si l’ancêtre était connu pour apprécier cette boisson. Pour des évènements plus grave, il pouvait aussi offrir le sang d’un animal qu’on égorgeait pour l’occasion.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, les Giriamas étaient largement restés attachés à leur religion traditionnelle, mais ceux qui partaient à la recherche de travail à Mombasa se voyaient souvent poussés à se convertir à l’islam pour pouvoir s’intégrer dans la société swahilie qui dominait alors la ville côtière. Cette conversion n’était généralement qu’une façade et nombreux étaient ceux qui, lorsqu’ils rentraient au village, participaient au culte des ancêtres et consommaient du mnazi. J’avais ainsi entendu plusieurs fois de la bouche de traditionalistes que les Giriamas musulmans étaient plus tolérants vis-à-vis d’eux que les chrétiens, et Barack en était probablement l’illustration.
Il me restait une chose à voir : les hommes de pouvoirs, ceux qui faisant partie de la plus importante société secrète appelée Gohu, avaient le droit après leur mort à une sculpture spéciale pour leur koma, bien plus grande et sculptée avec plus de soin, souvent même peinte, appelée kigango (vikango au pluriel). Je demandai à Rashidi de m’en montrer un. Nous remontions donc sur sa moto et poursuivâmes notre chemin jusqu’à une maison où une vieille femme m’accueillit avec une joie non dissimulée. Dans la cour se trouvaient trois petits koma et un grand kigango qui m’avaient paru être laissés à l’abandon. Je pouvais observer gravés sur le kigango des motifs triangulaires et même des yeux et une bouche formant un visage dans un style très simple rappelant les dessins d’un enfant. Des traces colorées rouges ou jaunes semblaient suggérer qu’il avait autrefois été peint. Je donnais 100 shillings à la dame pour la remercier. Elle me confia avec un grand sourire qu’elle achèterait du mnazi avec cet argent.
J’avais terminé mon tour, sans doute trop rapide, dans ces contrées habitées par les Mijikendas. Il ne me restait plus qu’à aller à Mombasa pour y passer les derniers jours de mon voyage au Kenya. Là-bas je pourrais étonner les femmes Giriamas que je rencontrerais vendant des papayes dans les rues de la villes au murs blancs et bleus en les saluant d’un « Sindaze ! ».
