Mombasa, Kenya, septembre 2023. Un match de cricket qui n’intéressait personne était diffusé sur l’écran plat accroché au mur du Sky Blue Restaurant. Du football aurait certainement davantage retenu l’attention. Le serveur m’apporta un verre rempli d’un liquide orangé.
« Chai ? lui demandais-je.
– coffee, corrigea-t-il.
– il est très clair… »
Il me sourit en guise de réponse. Je sentais une odeur de tangawizi (gingembre) s’en échapper. Ce café était offert, peut-être pour me faire patienter en attendant que mon repas arrive : un délicieux pain plat appelé aish qui accompagnait de la viande de dromadaire venue de la région de Mariakani, à 40km de Mombasa en direction de Nairobi, où des Somalis élevaient les fameux camélidés. Quand j’avais quitté l’Ouest du Kenya pour rejoindre la côte, je pensais trouver du poisson, du calamar et d’autres produits de la mer, et je me retrouvais à manger un plat somali.
Dans cette ville on trouvait tout de même du poisson dans les rues. Quelques rares femmes vendaient de simples morceaux de poissons frits sur le trottoir, quelques kibandas (petits restaurants de rue peu chers) proposaient ces mêmes morceaux accompagnés de chapatis ou de sima, comme on appelle ici l’ugali, et il y avait des poissonniers évidemment, souvent repérables de loin aux chats qui traînaient sur le trottoir espérant en obtenir quelques morceaux. En cherchant j’avais trouvé un jeune homme qui vendait pweza (pieuvre), ngisi (calamar) et kamba (gambas) sur le trottoir de Makadara street. Et il y avait bien sûr des restaurants un peu plus cher où on pouvait trouver un plat de poisson ou de calamar pour environ 500 shillings, soit une journée de salaire pour beaucoup de Kenyans. Mais nulle part on n’avait l’impression d’être sur une île ou dans une ville portuaire tant que l’océan n’était pas visible. Ici à Mombasa, au milieu des bâtiments blancs et bleus, la street food la plus courante étaient les viazi karai (morceaux de pomme de terre frits), les bhajias, les shawarmas, le muhogo (manioc) en chips ou grillé, au côtés des classiques samosas, mahindi choma (maïs grillé), smokies (saucisses), œufs… Pour le sucré on trouvait des mahamris, des mabuyu (pain de singe), des tende (dattes), de l’halwa, des acharis (morceaux de mangue séchés souvent enrobés d’épices) et des fruits plus classiques, en particulier la noix de coco. Dans les restaurants, on retrouvait comme ailleurs au Kenya le sima (l’ugali, donc) et le pilau. Le biryani, spécialité locale mais plus chère, ne se trouvait pas partout.

Il faut dire que j’avais trouvé un hôtel dans un quartier où vivaient de nombreux Somalis, et ceux-ci avaient amené avec eux leurs habitudes alimentaires, à commencer par le lait et la viande de dromadaire, le aish, et l’anjeera. Mais même en me promenant dans la vieille ville, Old Town, comme on disait, je retrouvais essentiellement les mêmes nourritures. D’ailleurs, alors que je pensais trouver la pure culture swahilie dans la partie historique de Mombasa, à défaut de la retrouver partout, je fus là aussi dérouté. Nombreuses sont les personnes que j’y avais rencontrées qui n’étaient pas swahilies, mais Somalis du Yémen ou d’Éthiopie récemment arrivés, Arabes d’Oman ou Indiens (surtout musulmans, mais aussi quelques hindous) souvent originaires du Gujarat et installés ici depuis plusieurs générations. Et quand quelqu’un me disait être Swahili, il nuançait rapidement son propos en précisant que son père était Omanais ou Indien. La culture swahilie était au départ issue de la rencontre entre marchands arabes et population bantoue de la côte est-africaine, et dans une moindre mesure, d’Indiens. Il semblait donc que ce métissage était perpétuel et se poursuivait jusqu’à aujourd’hui.
Mombasa n’avait plus rien à voir avec celle par laquelle était passé Vasco de Gama plus de 500 ans avant moi, alors qu’il était parti à la recherche de chrétiens et de poivre en Inde en contournant le continent africain. La ville d’un million et demi d’habitants, qui débordait désormais largement au-delà de l’île de Mombasa, attirait des Kenyans qui n’étaient ni Swahilis ni Arabes, ni même musulmans. Il y avait bien sûr les Mijikendas. Installés depuis peut-être un millénaire dans la région côtière, ils avaient depuis longtemps été en contact avec les habitants de Mombasa (voir Et Mulungu créa la femme). Venant de villages de l’intérieur, notamment du comté de Kilifi, et étant peu qualifiés, ils vivaient généralement de petits boulots : femmes de ménage, vendeurs de fruits, journaliers. C’était peut-être ce statut social qui leur valait un certains mépris affiché par quelques swahilis avec lesquels j’avais discuté, à moins que ce ne soit pour leur attachement à leur religion et leurs traditions. Pendant longtemps on pouvait en effet voir dans les rues de Mombasa à côté des femmes swahilies, musulmanes voilées, des femmes giriamas, païennes, la poitrine dénudée. Mais cela aussi a changé et les Mijikendas ont désormais largement adopté les monothéismes importés : le christianisme et l’islam.

On rencontrait aussi des Kenyans venant de régions plus lointaines comme des Kambas, des Luhyas et des Luos venus dans cette grande ville pour y chercher du travail. Avec ces nouveaux immigrés s’ajoutant aux Mijikendas, la proportion de chrétiens avaient rapidement augmenté, en faisant désormais la première religion d’une ville qui avaient pourtant anciennement résisté aux tentatives de conversion des missionnaires européens, et on pouvait désormais croiser quelqu’un lisant la Bible à côté de son petit commerce dans la rue non loin d’une autre personne occupée à lire le Coran. L’autre conséquence était la multiplication des nuisances sonores, puisqu’aux bruyants appels à la prière des muezzins dès 4 heures du matin s’ajoutaient les insupportables prêches de pasteurs crachées par des hauts parleurs aux carrefours et dans les rues marchandes.
Côté architecture, Old Town fut un peu décevante. D’une part, relativement peu de maisons anciennes avaient été conservées. La plupart des bâtiments du quartier étaient récents, souvent des immeubles de plusieurs étages sans âme qui ne donnaient pas cette impression de remonter dans le temps comme lorsqu’on visite un village médiéval préservé. Et puis la plupart des maisons anciennes, souvent de plain-pied, écrasées par les constructions environnantes, n’avaient pas vraiment de charme. Le style était très simple : une maison rectangulaire avec un toit en tôle. D’autres ressemblaient tout de même davantage à ce que l’on pouvoir voir à Zanzibar avec de massives portes de bois soigneusement sculptées et des balcons encombrés de linge et de vieilleries poussiéreuses, mais celles-ci étaient loin d’être majoritaires. Pourtant, j’aimais me promener dans ces rues et j’y revenais souvent en fin d’après-midi quand les températures devenaient plus supportables, pour observer la vie des habitants de Mombasa, les marchands de rue et leurs clients, les écoliers rentrant de l’école en uniformes colorés et les chats qui dormaient un peu partout, ne s’éveillant que lorsqu’il était temps de manger.

Ces balades étaient l’occasion de faire des rencontres. La première d’entre elles fut Mama Yusra, une femme d’une quarantaine d’années dont le père était Indien. Elle vendait des viazi karai et des bhajias dans la rue en bas de chez elle en fin d’après-midi. Elle m’avait invité à manger un excellent biryani au poisson et une autre fois m’avait donné un morceau d’halwa accompagné d’un café au gingembre. Il y eut aussi Leyla, une jeune adolescente de 14 ans, et sa famille, des Somalis arrivés du Yémen il y a une dizaine d’années, sans doute pour fuir la guerre. Elle m’avait demandé de la prendre en photo dans le magasin familial avec ses frères et sœurs. Elle rêvait d’aller vivre au Canada, en Russie ou en Turquie mais surtout pas aux Etats Unis. Leyla avait demandé mon numéro de téléphone mais m’avait plus tard envoyé un message me disant de ne surtout pas l’appeler ou lui envoyer de message : elle craignait que son père le découvre.
En dehors de la Vieille Ville, j’avais fait la connaissance d’Abdul, la cinquantaine, un Swahili de père Omanais. Il s’était assis à ma table alors que je prenais un thé au lait de chamelle au petit déjeuner. Lui avait préféré une assiette de foie… Nous avions engagé la conversation et il m’avait appris qu’il faisait de l’halwa depuis une trentaine d’années et avait tenu à m’en offrir. Il y avait aussi Vincent, qui avait à peu près le même âge. C’était un Giriama boiteux qui faisait des livraisons chez les clients d’une boutique près de Naivas en tirant sa charrette dans les rues malgré sa jambe.

Enfin, j’avais sympathisé avec Isabella, une Luhya qui vendait du lundi au samedi – elle allait à la plage le dimanche – des mabuyu (pain de singe), des njugu (cacahuètes) et des chips de muhogo (manioc) sur le trottoir en compagnie de Mary, son amie vendeuse de lunettes de soleil. Isabella était une jeune trentenaire originaire de Nairobi qui avait perdu ses parents et ses cinq frères. Son père avait été poignardé par sa maîtresse qui lui avait ensuite arraché les yeux, un de ses frères avait été empoisonné, un autre battu à mort par un soi-disant ami. Sa mère était décédée de maladie, comme un de ses frères vaincu par la malaria. Elles ne voulait pas s’étendre sur ces sujets mais je devinais une vie particulièrement difficile. Pour toute famille il ne lui restait qu’une sœur, et sa fille, qu’elle avait eue alors qu’elle n’avait que 17 ans. Celle-ci, adolescente désormais, vivait chez son père à Nairobi, un policier qui semblait bien s’en occuper. Isabella ne la voyait pas souvent même si elle lui téléphonait régulièrement. Je sentais qu’elle avait beaucoup souffert de cette maternité précoce, et qu’elle avait gardé de la rancoeur envers cet homme plus âgé qui aurait dû être plus sage qu’elle. Isabela disait qu’elle n’aimait pas les hommes et qu’elle voulait rester seule avec ses deux chats. Elle s’efforçait d’économiser un peu d’argent régulièrement afin de réaliser son rêve : ouvrir une boutique de casseroles et d’ustensiles en plastique.
Isabella m’avait parlé d’autres aspects de Mombasa. Il y avait les « serpents » de Mtwapa, ces jeunes filles qui séduisaient des hommes riches, surtout des touristes, pour mener une vie luxueuse, mais aussi des Wazungu kimbo, des « Blancs fauchés », d’après elle après avoir été volés par un serpent de Mtwapa, et qui se retrouvaient à vendre du maïs dans les rues de cette petite ville au Nord de Mombasa. Isabella croyait en l’existence des majini (des djinns ou génies), croyance venue de l’islam. Elle disait que certains d’entre eux se transformaient en chats la nuit, chose que j’avais déjà entendu au Mali, et, plus étonnant, qu’il y avait ici des vendeurs de majini et que certains venaient de lointaines régions du Kenya pour en acheter dans l’espoir de devenir riches.
Si j’avais eu plus de temps, j’aurais aimé en savoir davantage sur cette étrange pratique, mais je devais déjà quitter Mombasa avec une sensation d’inachevé, faisant ici mes adieux au Kenya, et c’était en Tanzanie que je comptais essayer d’approfondir ma compréhension de la culture swahilie.
Mombasa est une ville dans laquelle j’ai aimé pratiquer la photographie de rue. En voici quelques exemples :









