Chinese!

Nandi Hills, Kenya, Janvier 2022. Comme souvent, je me suis réveillé très tôt ce matin, mais je suis resté dans mon lit jusqu’à ce que le jour se lève, et même bien après. Le ciel est gris aujourd’hui au-dessus du vert des plantations de thé que je peux voir depuis ma fenêtre, au-delà du marché et du stade. C’est en maillot manches longues et même avec une fine polaire que je sors finalement, l’appareil photo en bandoulière, pour prendre mon petit déjeuner. Avec une altitude de 2000 mètres, il ne fait pas 20°C ; le Kenya est loin de l’Afrique et sa chaleur infernale qu’on imagine souvent en Europe. Je me dirige une fois encore vers ce même restaurant où j’ai mangé du nyama choma (viande de chèvre grillée) avec de l’ugali le premier soir que j’ai passé ici à Nandi Hills. 20 shillings le chai, 20 autres pour un énorme ndazi plus un morceau de banane. On me connait un peu maintenant, je me sens moins observé.

De ma fenêtre, entre les plantations de thé et le marché, je pouvais aussi voir un groupe de maisons cachées par des arbres. C’est là que je me rends, dans ce village – slum appelé Kisoyo. En descendant la rue qui mène au marché, un homme se met à côté de moi en riant étrangement. Depuis que je suis au Kenya, je croise régulièrement des hommes et des femmes que les journaux qualifieraient de déséquilibrés. Des fous, quoi. La plupart du temps, ils sont juste ivres, à n’importe quelle heure de la journée – j’évite de sortir la nuit – mais d’autres comme celui-ci, sont juste cinglés. Et certains peuvent devenir violents. Par exemple, la semaine dernière, à Lodwar, au marché aux bestiaux, une femme a essayé de m’attaquer par trois fois en l’espace d’un quart d’heure avec un bâton. C’est de nouveau le cas avec celui-ci, qui, après m’avoir agrippé le bras, m’attaque au visage, me laissant une vilaine griffure sur la paumette droite. Drôle de pays quand même.

Attention, chien méchant !



Je longe désormais le stade, et prends un chemin poussiéreux à gauche qui descend jusqu’à un petit pont de bois qui enjambe un cours d’eau. En bas, des femmes lavent leur linge dans des bassines en plastique près d’un petit jardin où poussent les légumes habituels et quelques bananiers. Après le petit pont, une pancarte de bois sur laquelle est peinte un personnage blanc prenant la fuite avertit le passant, malgré les fautes d’orthographe, de la présence d’un chien méchant. Derrière, quelques ruches sont cachées au milieu d’une épaisse végétation et une cabane indique qu’on y vend du miel.

Une fois passé le pont, on ne cesse de monter jusqu’aux plantations de thé. Le long de la rue défoncée où passent parfois quelques vaches et brebis guidées par leurs propriétaires, et qui, j’imagine, doit être un enfer pendant la saison des pluies, des boutiques de bois souvent égayées de peinture rose ou bleue vendent quelques produits du quotidien : thé, sucre, friandises, savons, dentifrice et brosses à dent. Plusieurs d’entre elles proposent aussi de recharger la batterie de votre téléphone contre 20 ksh. En effet, si la plupart des maisons de ce village sont raccordées au réseau, les gens n’ont pas forcément l’électricité chez eux, en tout cas pas toujours. Car ici on ne paye pas un abonnement mensuel, on alimente son compte en kWh à l’avance, tout comme on achète des minutes d’appel ou des méga octets de data pour son téléphone. Alors quand on n’a pas beaucoup d’argent, comme c’est le cas des gens ici, on peut rester plusieurs jours sans courant.

Une des boutiques du village avec un écriteau jaune « Phone charging »



Ce village s’est développé avec l’arrivée des plantations de thé à Nandi Hills. Des Kenyans venus d’autres régions s’y sont installés pour travailler dans les plantations, parfois depuis deux ou trois générations. Beaucoup sont en location ici, louant une simple pièce dans des maisons de bois et de terre pour 1000 ksh par mois (8€). Certains parmi les plus aisés cultivent eux-mêmes une petite parcelle qu’ils possèdent et parviennent à s’en sortir de cette façon. Mais généralement ils travaillent pour un plus gros exploitant et sont payés au kilo de feuilles ramassées : 12 ksh, qui sera ensuite revendu 22 ksh à l’usine qui transformera les feuilles en produit commercialisable. Pendant la saison des pluies, un ouvrier peut ramasser 50 à 80 kg de feuilles dans son grand panier chaque jour (dont on retire 2 kg à cause de la présence d’eau). Mais en ce moment en saison sèche, ils ne peuvent guère espérer rapporter plus de 10 ou 15kg, et les revenus des familles chutent. Heureusement, l’un des membres de la famille a souvent un emploi en ville ou à Kisoyo même, tenant une boutique, vendant des légumes au marché, vendant de la nourriture dans la rue ou encore en travaillant comme tailleur d’habits, un métier beaucoup plus courant en Afrique qu’en Europe.

Un ouvrier dans une plantation de thé

Quand on pense au thé, on pense plutôt à la Chine, à l’Inde et au Sri Lanka, mais le Kenya, avec 500 000 tonnes par an, se classe en troisième position des pays producteurs, et même en première position pour les exportations. Les deux principales régions du thé au Kenya sont dans les collines de Nandi Hills et de Kericho, mais on en cultive aussi ailleurs, toujours en altitude, vers Eldoret et vers le Mont Kenya, essentiellement dans de petites exploitations familiales. Le thé au lait, chai ya maziwa, héritage de la colonisation britannique, est toujours consommé quotidiennement par une grande partie de la population, notamment avec les mandazi que j’ai déjà mentionnés dans mes articles, ou simplement avec un chapati. Pour ma part, après mes six voyages en Inde, je suis heureux de retrouver mon chai le matin malgré ce changement de pays.

Un jeune homme préparant des mandazi pour accompagner le chai ya maziwa

Vers le haut du village, je suis interpelé par un enfant dont la tête dépasse de la palissade entourant la cour de la maison familiale où est indiqué qu’on y vend de l’ugali na kichwa ya mbuzi (ugali avec de la tête de chèvre), ou plutôt vendait, ces lettres peintes en blanc sur les planches de bois témoignant de l’existence passée d’un restaurant à cet endroit. Cette famille possède aujourd’hui une petite boutique peinte en bleu et rose devant laquelle des enfants se regroupent, attiré par l’étranger que je suis et qu’ils ont du mal à identifier. Car c’est par un « Chinese ! » qu’ils m’appellent pour me demander de les photographier dans des postures plus originales les unes que les autres ou pour me demander de refaire une grimace que j’ai eu le malheur de leur montrer pour palier à mon manque de maîtrise du Kiswahili. Un jeune homme tente de m’expliquer cette confusion par la présence dans les environs de Chinois travaillant à l’installation de canalisations, si j’ai bien compris, ajoutée à l’absence de touristes blancs dans la région.

Il est vrai que les Wazungu (les Blancs) comme moi ne doivent pas être nombreux à venir dans cette petite ville de Nandi Hills, et sans doute encore moins ici à Kisoyo. En dehors, de Nairobi et de Nanyuki, des plages de l’Est, des parcs à safari et d’Iten, où de nombreux européens viennent s’entraîner sur les terres des fameux marathoniens kenyans de la tribu Kalenjin, il est vrai qu’on croise rarement des Blancs au Kenya. En revanche, il n’est pas rare de voir des Chinois travaillant dans le développement des infrastructures du pays et en particulier des routes.

« Chinese ! »

C’est à quelques dizaines de mètres de là que je rencontre Kamau, un homme de la tribu Kikuyu d’une cinquantaine d’années, qui est né dans ce village. Ses parents ont quitté leur région d’origine suivant leur patron Anglais, pour venir travaille d’abord à Eldoret, puis ici, à Nandi Hills Kamau me l’affirme : ceux qui veulent du travail peuvent en trouver ici. Ceux qui disent le contraire sont des paresseux qui se cherchent des excuses. Toujours est-il que sa famille est pour leurs voisins un bel exemple de réussite et d’ascension sociale puisque son fils, retourné dans la région dans ses ancêtres, est aujourd’hui docteur. Espérons que parmi ces enfants qui m’ont pris pour un Chinois un peu plus tôt, certains auront la même réussite.

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