Kaalem, Turkana, Kenya, janvier 2022. Il faisait déjà nuit quand il arriva. J’étais assis dans la cour, près de l’ejikon, la hutte – cuisine, attendant que le dîner soit prêt. Charles, chemise gris clair et pantalon de ville noir, prit une chaise et s’installa près de moi. Il parlait Anglais et c’est pour cela qu’il était venu me voir. Des voisins lui avait en effet demandé de venir me parler car ils ne comprenaient pas ce que je faisais là.
J’étais arrivé en fin de matinée dans ce hameau, à mi-chemin entre Kaaling et Kachoda. Il commençait à faire chaud, alors quand je rencontrai un garçon de 14 ans rentrant d’une cueillette d’esekon (voir Une étrange boisson) qui parlait Swahili, je lui avais demandé s’il était possible de rester là me reposer jusqu’au lendemain. Il m’avait conduit à sa mère qui avait accepté de m’héberger et de me nourrir en échange d’un billet de 1000 shillings.
Pâte d’arachide et corvée d’eau
Assis à l’ombre d’une hutte, j’observais cette femme lavant son linge dans une bassine de plastique bleu. Un des enfants arriva avec un emballage portant la mention USAID qu’il avait trouvé je ne sais où. Un autre, plus grand, le lui prit des mains et le petit se mit à pleurer bruyamment. Je ne comprenais pas pourquoi ces enfants se battaient pour un déchet. L’explication apparut bientôt lorsque la grande sœur ouvrit l’emballage : il restait une pellicule de pâte d’arachide sèche collée à l’intérieur que le petit dégusta avec son index. Le linge était lavé. La femme ne jeta pas l’eau brunie de la lessive mais l’utilisa pour laver deux de ses enfants : les jambes, les bras, la tête, le visage. Aller chercher de l’eau demande des efforts, alors on ne la gaspille pas. Leur toilette terminée, l’eau sale et savonneuse fut donnée aux chèvres qui ne firent pas les difficiles…

Après avoir mangé un plat de haricots rouges, c’était justement l’heure de la corvée d’eau. J’accompagnais le garçon qui avait pris un jerrican de 20 L. La pompe n’était pas très loin, quelques centaines de mètres, et fonctionnait grâce à des panneaux solaires. Sur place il fallait faire la queue parmi des femmes et adolescentes. Les tâches étaient très genrées au Turkana. Les femmes repartaient l’une après l’autre avec un bidon jaune sur la tête, mais quand le bidon de mon jeune hôte fut plein, c’est en le faisant rouler de ses pieds nus sur le petit sentier qu’il amenait l’eau jusqu’à chez lui. Un homme ne porte jamais de charges sur la tête, ce serait un déshonneur pour lui.
Le village secret
La journée était vite passée, et je me retrouvais donc la nuit tombée devant cet homme, Charles, à qui j’expliquais mes aventures au Turkana. Charles m’apprit qu’il y avait un village nommé Kaalem, à seulement 4 km de là, où il était professeur à l’école primaire. Google Maps ne connaissait pourtant d’autres villages dans le coin que Kachoda et Kaaling. Ce mystérieux village n’apparaissant pas sur la carte piqua ma curiosité et je décidai de m’y rendre.
J’étais rapidement arrivé à Kaalem le lendemain matin, et ce village me plut aussitôt. Il n’y avait que très peu de bâtiments modernes, en dehors de l’école et du dispensaire. Les huttes étaient plantées au bout d’une vallée, au bord d’une rivière sans eau et entourée de collines. Charles vivait avec sa femme et ses trois enfants dans une chambre de tôle qu’il louait. Une autre chambre contiguë à la première était louée par les deux autres professeurs du village. Outre ces deux habitations, le terrain comprenait l’ejikon, une hutte pour dormir (akai) et une autre pour se reposer l’après-midi (ekol). Il y avait enfin une grande hutte qui servait de magasin dont s’occupait Teresa, la femme de Charles. Elle y vendait principalement du tabac et du sel, d’après ce que je pouvais observer, mais on y trouvait aussi des sachets de sauce tomate, des sodas et bien d’autres choses. Teresa était un mélange de traditions et de modernité : elle était généralement vêtue d’une jupe et d’un débardeur et portait toujours un soutient gorge. Mais elle avait malgré tout les colliers turkanas, les incisives inférieures retirées et des scarifications sur le visage formant comme un masque en pointillés autour des yeux, depuis les paumettes jusqu’au bas du front. Son prénom turkana était Awoi, forme féminisée du mot signifiant acacia dans sa langue maternelle.






Chaque famille de Kaalem avait ses bêtes, le plus souvent des chèvres et quelques moutons. Certains avaient aussi des dromadaires. Mais tous les troupeaux n’étaient pas au village. Ceux-ci étaient souvent confiés à un berger, qui pouvait être un père de famille, un fils ou un frère, par exemple, et la vie au village était plutôt calme. Les femmes restaient souvent chez elles à s’occuper des tâches ménagères, à faire la cuisine et à laver le linge. Teresa faisait une ceinture de perles colorées lorsqu’elle en avait le temps. Les femmes étaient souvent avec les choucadors superbes les seules notes colorées dans un paysage certes magnifique mais grisâtre. De temps à autre un voisin ou une voisine leur rendait visite. On pouvait ainsi laisser filer le temps dans de longues conversations. Une ou deux fois par jour, les femmes et certains enfants allaient à la pompe chercher de l’eau dans des jerricans de 10 ou 20 litres. C’était aussi l’occasion de rencontrer d’autres personnes, d’autres femmes venues pour la même raison, ou des hommes qui abreuvaient leurs troupeaux.
Arbres et fruits
Mes relations avec les habitants de Kaalem étaient un peu compliquées, malheureusement. Les gens étaient pour la plupart très méfiants, rendant les interactions difficiles et rares. Si les enfants étaient souvent peureux dans un premier temps, ils m’accordaient rapidement leur confiance et s’adaptaient très bien à mes limites linguistiques.
J’avais par exemple rencontré Meraapese, un garçon d’une dizaine d’années seulement, qui n’était pas scolarisé car il était chargé de garder les dromadaires de la famille. Il nomma pour moi tous les arbres des alentours, comme l’ewoi (acacia tortillis), l’ebei (balanite rotundifolia), l’epetet (terminalia spinoza) ou encore l’edapal (dobera glabra).
À l’occasion d’une de mes promenades, je rencontrai Ekol, un petit garçon portant en permanence une étonnante cagoule de laine orange malgré la température qui montait à 35°C. Au village, tout le monde avait un surnom, et le sien, c’était « Pogba » d’après le joueur de football dont il était fan. Je n’ai jamais compris comment il pouvait à ce point aimer le football alors qu’il n’y avait pas de télévisions à Kaalem.
Ekol s’amusait seul au jeu du cerceau à l’extérieur du village. Je ne sais trop pourquoi il laissa tomber son cercle de métal et se mit en tête de me faire goûter le fruit de l’edapal. Il fallait trouver dans l’arbre un fruit pas trop vert et essayer de le viser avec une pierre pour le faire tomber. Nous allions d’arbre en arbre à la recherche de ces sucreries naturelles. Quand il en faisait tomber plusieurs, il les partageait systématiquement avec moi. Le fruit comportait une enveloppe rigide qu’on pouvait facilement enlever avec les doigts. À l’intérieur se trouvait une graine blanche recouverte d’une peau rouge vif. C’était là la friandise recherchée par Ekol, et je dois bien avouer que c’était plutôt bon. S’il recrachait systématiquement la graine, j’appris plus tard qu’elle était également comestible, mais en petite quantité et seulement après l’avoir fait bouillir de nombreuses heures.


J’avais fini par me décider à quitter prématurément Kaalem et le Turkana après qu’on m’ait une nouvelle fois fait comprendre que ma présence n’était pas souhaitée dans ce village. Tous ne partageaient pourtant pas cette méfiance. Certains, et pas seulement parmi les enfants, avaient su se montrer amicaux et curieux. Mais ils étaient minoritaires, comme ils l’étaient déjà à Kaaling. Les gens de cette région n’étaient guère habitués à rencontrer des touristes, mais peut-être qu’un jour ils comprendraient mieux les raisons qui m’avaient conduit à faire ce long voyage jusqu’à chez eux. Si sur le plan humain j’étais déçu, j’avais malgré tout pu apprendre énormément sur ces gens, leur quotidien et leurs conditions de vie très difficile sur une terre tellement inhospitalière. L’être humain m’avait une nouvelle fois impressionné par ses capacités d’adaptation. Il était désormais temps pour moi d’aller découvrir d’autres régions du Kenya.