Le Chômeur et le Masaï

Barwesa, Baringo, Kenya, février 2022. Je me réveillai ce matin-là dans l’hôtel le moins cher que j’avais trouvé au Kenya : 300 shillings (2€40) pour une simple chambre, avec moustiquaire tout de même, et une salle de bain partagée qu’on pouvait difficilement faire plus rustique, une minuscule pièce de ciment noirci par les nombreux passages fermée par une porte de planches de bois juxtaposées dans laquelle on se lavait au seau qu’on remplissait dans le tank de la cour. Les draps ne me semblaient pas avoir été changés avant mon arrivée, mais qu’importe, j’avais vu bien pire ailleurs après tout.

En sortant dans la rue, j’avais été à la fois flatté et gêné en répondant d’un sourire au baiser au vent d’une charmante jeune fille à l’entrée d’un pub, bizarrement déjà ouvert, ou peut-être pas encore fermé, devant les mines amusées de quelques passants. J’allais prendre mon petit-déjeuner à quelques mètres de là, dans un restaurant-boucherie, un classique au Kenya, celui-là même où j’avais pris mon déjeuner la veille. L’endroit n’était qu’une cabane de tôle. On y mangeait sur de solides tables en bois, assis sur des chaises de plastique bleu. À la caisse, une feuille imprimée prévenait les habitués d’un changement de tarifs depuis janvier : le chai comme les mandazi étaient passés de 10 à 15 shillings. C’était justement ce que je commandai.

Kamnarok

J’étais arrivé à Barwesa la veille, un peu par hasard. Quelques jours seulement auparavant, alors que je venais d’arriver à Kabarnet, je n’avais encore jamais entendu ce nom. Barwesa était selon les habitants de la région, le dernier village sûr de la vallée de la Kerio au-delà duquel je risquais de me retrouver au milieu d’une attaque de guerriers pokots ou marakwets. J’avais imaginé un peu au hasard un circuit me faisant commencer par cette vallée, puis rentrant par les collines de Tugen. Je ne savais rien de cette région, si ce n’est qu’elle était connue au Kenya pour sa production de miel.

J’avais donc pris un matatu jusqu’à Ainamoj, non loin de Chebloch Gorge où de jeunes hommes se font payer chaque jour pour plonger dans l’eau devant des badauds. Bien qu’arrivé un peu tôt, je m’étais arrêté manger un excellent ugali na sukuma pour 50 bob (il s’agit d’une espèce de chou, un plat très commun au Kenya) avant de me décider à prendre un pikipiki (un taxi-moto) jusqu’au village de Kabluk. C’était mon premier contact avec les habitants de la vallée de la Kerio, et contrairement au Turkana, qui avait été un peu compliqué pour moi, en particulier dans les villages du Nord, les gens d’ici étaient aimables et souriants.

Un homme m’avait affirmé que je pourrais trouver une chambre à Muchukwo et à Barwesa. Je faisais donc du premier village mon objectif du jour, et du second le suivant.

Vers le lac Kamnarok

Cette fois je m’étais mis à marcher : Muchukwo n’était pas loin, à 4km seulement de Kabluk. J’y serais rapidement malgré la chaleur. Je croisais en chemin des hommes et des femmes chez eux ou le long de la route qui répondaient avec un grand sourire à mes salutations. J’eus tout de même quelques sueurs froides lorsqu’un homme m’interpella et se mit à marcher rapidement dans ma direction une machette à la main ! L’homme était ivre, mais pas dangereux, heureusement. Après m’avoir parlé un peu de lui, il me demanda quelques shillings. Il se contenta de la pièce que je lui tendais et me promis de venir me rendre visite à Muchukwo, ce qu’il ne fit pas évidemment.

J’étais peu après à Muchukwo. On m’avait indiqué un nom : Parapanda. En arrivant au village, je demandais ce nom et on m’indiqua un bâtiment qui comprenait un restaurant et une boutique qui donnaient sur la route, et derrière plusieurs chambres louées au mois 2500 ksh, ou si l’occasion se présentait, 500 ksh la nuit. C’est donc dans cet endroit que j’allais passer la nuit. Je patientais en buvant un schweppes ananas, dont je dévouvrais l’existence, acheté 40 bob dans la boutique, le temps que le propriétaire arrive, puis on me montra ma chambre : une petite pièce de 10 m² environ avec les murs bleus et orange, un meuble en bois peint en bleu, un lit avec moustiquaire, 4 chaises en plastique empilées dans un angle, des rideaux jaunes et vert devant la lourde porte d’acier mais pas devant l’unique fenêtre.

La nuit tombait rapidement, et je décidai de dîner dans le restaurant de Parapanda – y en avait-il seulement un autre à Muchukwo ? – rempli de voisins venus y regarder le journal télévisé grâce à un des rares postes de télévision du village. Je pris l’unique plat qui était servi : un autre ugali na sukuma pour 50 ksh et j’allai m’asseoir sous le kiosque de la cour, où je passai la soirée à discuter avec quelques jeunes. On m’y parla de football (Ngolo Kanté était particulièrement apprécié), des collines fantastiques de Chyulu qui défient la gravité et surtout du lac de Kamnarok, à quelques kilomètres de là, où vivaient éléphants et crocodiles. Les jeunes m’assurèrent que l’endroit était gratuit ce qui me poussa à y aller le lendemain, même si mes voyages en Afrique n’ont jamais été motivés par l’idée d’y rencontrer des animaux exotiques.

Je partis de bonne heure et ne rentrais à Muchukwo que l’après-midi. Des éléphants, je n’en vis que les empreintes dans la boue et le seul crocodile que je vis gisait sans vie dans un ruisseau. Mais je vis des phacochères, des babouins, et surtout toutes sortes d’oiseaux : des perroquets verts, des hérons gris, des grues royales, des choucadors (notamment le choucador superbe que j’avais déjà vu au Turkana), des mahalis, des vanneaux, des jabirus, des tantales ibis, des ibis sacrés, des gonoleks, des martins-pêcheurs, des touracos… Bien sûr l’entrée dans la réserve n’était pas gratuite, mais n’étant pas venu avec beaucoup d’argent, je pus négocier facilement avec le ranger. C’est aussi ça le Kenya.

De Barwesa à Kabartonjo

Je fis le lendemain le chemin qui menait à Barwesa à pied, suscitant la curiosité d’un groupe d’écoliers qui me rattrapèrent pour me prendre en photo avec leur smartphone : oui, les adolescents des villages kenyans ont souvent un smartphone, même s’ils n’ont pas forcément l’électricité chez eux. Je m’arrêtai un instant au village de Sesinan pour boire un chai. Celui-ci était à 15 shillings mais je n’avais pas la monnaie, et le vendeur non plus. J’acceptai donc de le payer 20 shillings, en lui faisant promettre d’offrir une réduction de 5 shillings la prochaine fois qu’un Blanc viendrait ici. J’avais déjà fait ça en Inde une fois avec un rickshawala, alors que j’allais à la rencontre d’un membre de la noblesse marathe. Un jour je terminerai cet article qui traîne depuis des années dans mes brouillons…

J’arrivai enfin à Barwesa, en plein marché. Le plus intéressant était la vente des vaches et chèvres, vendues aux enchères entre 20 et 50.000 shillings pour les premières et entre 4 et 10.000 shillings pour les secondes. Il était plutôt amusant d’observer des gens attacher une ou deux chèvres qu’ils venaient d’acheter sur le porte bagage de leurs motos. Je passais l’après-midi à me balader dans le village discutant avec les personnes rencontrées, et le lendemain matin, je prenais de bonne heure la route de Kabartonjo.

La route de Kabartonjo

Dès la sortie de la petite ville, je tombais sur Israel, un géant Masaï vêtu d’un shuka bleu (car les Masaïs ne portent pas que du rouge !) que j’avais déjà croisé à Muchukwo. Lui aussi se rendait à Kabartonjo et nous décidions sans pouvoir se le dire de faire le chemin ensemble. Israel était, comme beaucoup de jeunes hommes masaïs, un vendeur ambulant comme on en croise un peu partout au Kenya. Loin des photos de magazines montrant des guerriers masaïs gardant leurs troupeaux dans de vastes plaines avec des éléphants et le Kilimandjaro en arrière plan, il voyageait de ville en ville et de village en village, faisait le tour des marchés ou même comme ce jour-là du porte à porte le long des routes pour vendre sa camelote : des ceintures de cuir, des bracelets de perles de plastique, une boisson masaïe ayant des vertus médicinales qu’il transportait à la main dans un bidon, ou encore des kengele, mot swahili vraisemblablement issu d’une onomatopée puisqu’il désigne des cloches.

Il ne fallut pas longtemps pour que notre duo se transforme en trio. Manuel, un jeune chômeur, se rendait lui aussi à Kabartonjo. Faire 20 km à pied sous un soleil brûlant dans l’espoir de trouver de travail aiderait peut-être à convaincre un recruteur français, mais ici…

En chemin, nous croisions un petit homme transportant une théière posée sur son bras droit terminé par un moignon. Chose peu courante au Kenya, il me demanda de le prendre en photo. Il était fier de son prénom : Christopher Colombus. Contrairement à son homonyme génois, il n’avait jamais traversé l’Atlantique, ni même quitté son pays. Avait-t-il seulement déjà quitté sa région natale ? Ce fut néanmoins pour moi une courte pause sympathique avec quelqu’un de souriant et de curieux.

Christopher Colombus

Nous arrivions à Saak, à mi-chemin, vers 10h45 et nous prenions notre dernière pause chai à trois. Non loin de ce village, et après qu’Israel et Manuel eurent pris une douche dans un ruisseau, notre marchand masaï rencontra un petit groupe de personne sur le chemin et s’arrêta pour essayer de faire affaire avec eux. Je continuai avec Manuel, pensant qu’il nous rattraperait plus tard, mais ce ne fut pas le cas. Je le revis néanmoins quelques jours plus tard alors que je quittais le Baringo et que lui partait dans une autre vallée de la région poursuivre ses activités habituelles.

La deuxième partie de la marche était plus difficile puisque nous montions progressivement en altitude, Karbontjo et les collines de Tugen étant environ 700 mètres plus hautes que Barwesa. La chaleur se faisait de plus en plus sentir et le sac commençait à coller au dos et aux épaules. Heureusement, nous arrivions bientôt à Kapkiamo où nous pouvions faire une pause plus longue pour nous restaurer. Nous y trouvions un petit restaurant où nous mangeâmes du githeri avec quelques chapo (chapati) pendant qu’une table était occupée par deux hommes qui jouaient aux Dames, un jeu très populaire au Kenya. C’est pendant ce repas que je remarquais que la chemise de Manuel était déchirée. J’imaginais qu’il en avait une autre de rechange dans son sac à dos…

La fin de notre marche était plus rapide, et une heure et demie plus tard nous étions arrivés. Nous buvions ensemble un soda bien mérité dans un restaurant entièrement peint en rose où le « frère » de Manuel était serveur, puis je quittai mon compagnon en lui souhaitant bonne chance dans sa recherche de travail. Il me restait encore un peu de marche pour arriver à Bartolimo d’où je pourrai voir au loin le Lac Baringo, ma prochaine étape.

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