Lodwar, Turkana, Kenya, Janvier 2022. Je quitte Matecha guest house et me rends au Food Palace, un hotel tout rose à quelques dizaines de mètres de là, près duquel de jeunes hommes se regroupent chaque matin en quête d’un travail. J’y prends mon petit déjeuner, un chai na mandazi (thé au lait avec deux beignets frits) comme chaque jour lorsque je suis à Lodwar. J’y prends aussi parfois mon déjeuner : les prix y sont corrects, c’est-à-dire un peu plus chers que dans le Sud du Kenya, mais le Turkana est une région aride, pas grand chose ne pousse ici, et la plupart des aliments viennent de Kitale ou d’ailleurs, ce qui fait forcément grimper les prix. Ça me coûte 50 bob (0,40€. Au Kenya les gens disent souvent « bob » plutôt que « shillings »).
Je me rends maintenant au bout de la rue,
passant près des matatu allant à Kitale, Kisumu ou Eldoret, croisant beaucoup de Turkanas – le peuple qui a donné son nom à la région – et leurs tenues caractéristiques : un short entouré d’un pagne et une chemise pour les hommes, qui portent souvent un chapeau orné d’une plume d’autruche, et tiennent toujours à la main un ekicholong (appui-tête – tabouret), une canne (il en existe de nombreux types, chacune ayant son utilité), un bâtonnet d’esekon (qu’on connaît chez nous sous le nom de siwak, les fameuses brosses à dents naturelles), et enfin, parfois, un abarait, l’étonnant bracelet-couteau. Les femmes se distinguent par leurs nombreux colliers colorés qui leur donnent une allure un peu rigide. Les plus conservatrices ont les côtés de leur tête rasés, tandis que les cheveux sont finement tressés sur le dessus, parfois couvert d’une coloration ocre faite avec de l’argile et de l’huile. Elles portent habituellement une jupe et par-dessus une longue pièce de tissu passant sous une aisselle et nouée sur le devant de l’épaule opposée, laissant un côté plus ou moins ouvert. On pourrait croire que ces tenues qui les distinguent des autres Kenyans sont traditionnelles, mais non : les femmes portaient autrefois seulement un tablier de pudeur en cuir, et les hommes allaient dans le plus simple appareil…
Je trouve la gare routière des Probox, ces Toyota qui servent pour le transport au Turkana. Pour 500 ksh (3,90€), je prends une place à l’avant du véhicule pour Kalokol, mon siège étant partagé avec un autre passager, tout comme celui du conducteur ! La route est goudronnée tout le long, ou presque, et le trajet se fait en moins d’une heure. C’est pittoresque : des troupeaux de chèvres traversent régulièrement la route, je vois des dromadaires mâchouillant ce qu’ils peuvent trouver sur les branches des arbres, des hommes Turkanas présentent des bouteilles d’eau minérale pleines de lait quand une voiture arrive, des femmes remplissent des bidons jaunes de 20 Litres en puisant avec un gobelet de plastique dans un trou creusé dans un cours d’eau asséché, sans oublier le bakchich donné aux policiers à la sortie de Lodwar…
La chambre Abuja
Quand on arrive dans une nouvelle ville, le premier challenge est de trouver un endroit pour dormir. Kalokol n’étant pas bien grand, il ne doit pas y avoir beaucoup de choix. Alors quand je vois que la voiture s’arrête juste dans la rue principale devant la Lake Turkana Guesthouse, je ne cherche pas davantage. Et avec le panneau qui précise « Feel another world, feel a cozy night », franchement ça s’annonce bien, aucune raison de chercher ailleurs. Bon, une fois franchi le portail, on comprend vite que le slogan était quelque peu prétentieux : on a l’impression de débarquer dans une ferme avec le grand hangar de la cour, les chèvres et poules qui se baladent au milieu de gens dont on se demande ce qu’ils font là.
Une jeune femme me donne la chambre numéro 9, la chambre Abuja – ici toutes les chambres portent le nom d’une capitale africaine en plus de leur numéro – et je découvre l’intérieur, l’hygiène douteuse de la pièce aux murs jaunes tâchés et poussiéreux, un rideau orange et rose incapable de cacher une fenêtre grillagée. La salle de bain et les toilettes, à l’extérieur évidemment, ne sont que des cabanes de tôles et de bois. La jeune femme m’apporte d’ailleurs un bidon d’eau et une bassine pour que je puisse prendre ma douche. La nuit coûte 700 shillings (5€50), 100 de moins que celle que j’avais à Lodwar, mais le confort est incomparable. J’accepte néanmoins, ça reste peu cher, et je n’ai pas envie de me prendre la tête à chercher autre chose.

Je finis la matinée à me balader dans le marché, un étrange endroit un peu étouffant fait de tôles qui ferait presque penser à un bidonville. Les gens semblent surpris de me voir, certains m’interpellant d’un « Mzungu ! » auquel je suis désormais habitué. Mes déambulations m’amènent à une sorte de place au coin de laquelle se trouve un hotel fait de planches inégales et mal ajustées. Bien que n’ayant pas vraiment faim, je juge qu’il est temps de m’arrêter manger : ça me permettra surtout de boire gratuitement plutôt que d’acheter une bouteille d’eau minérale, et par 35 ou 36°C, j’en ai bien besoin. Je me lave les mains avec le bidon à l’entrée, qui pour une fois n’est pas fermé par un robinet… mais par un gros clou ! Tant que ça marche… L’intérieur est décoré avec des affiches présentant les principaux animaux du Kenya et d’autres de joueurs de football anglais, très populaire ici. Pendant que je mange mon githeri, un mouton entre et vient jusque derrière moi à la recherche de nourriture, tandis que deux souris semblent s’amuser sous une table voisine. L’eau est tiède mais me fait du bien et je remplis plusieurs fois mon gobelet de plastique.
La Mer de Jade
Je retourne dans la rue principale. Large, poussiéreuse, bordée de chaque côté par des boutiques en tout genre, l’endroit me fait penser à une ville de western en plus coloré, mais les ekicholong ont remplacé les revolvers et les pikipiki ont pris la place des chevaux. Je trouve Good Luck qui me propose pour 100 bobs de m’amener à moto au bord du lac Turkana, à 4 ou 5 kilomètres d’ici, et qui est le but de cette visite à Kalokol. Nous arrivons rapidement au gros village de Lokwakangole fait presque uniquement de huttes où vivent des centaines de Kényans, des Turkanas, bien sûr, mais aussi des Luos, des Luyas, des Kikuyus et bien d’autres, attirés par l’argent relativement facile qu’on peut trouver ici dans la pêche ou le commerce du poisson.
Good Luck me dépose presque dans l’eau, sur une espèce de quai où les barques arrivent et repartent pleines de personnes et de marchandises vers d’autres endroits du lac. Je regarde cette eau verte qui donne au lac le surnom de Mer de Jade. La pancarte d’un ancien hotel dépassant de l’eau m’indique que le niveau du lac a monté. Des huttes se trouvent à moitié inondées, et leurs occupants ont dû aller se reloger ailleurs. Dans le village, parmi les huttes, des poissons sont à sécher comme du linge qu’on aurait étendu, ou parfois même par terre, comme derrière la boutique de David, un jeune homme qui a quitté Marsabit avec sa femme et ses deux enfants et qui galère un peu ici avec son petit commerce. En s’éloignant du lac, on trouve une organisation plus industrielle du séchage de poissons, et du fumage, dont le combustible n’est pas du bois mais les fruits de palmiers hyphaenes. Du poisson frais est même transporté dans des villes éloignées du Kenya, non pas grâce à des camions réfrigérés, mais disposés en couches alternées de poissons et de glace dans les coffres de breaks dégoulinants.
King of Africa
Je rentre tranquillement à Kalokol, où je croise une jeune vendeuse de pastèques et d’ananas à 20 shillings la portion, soit 4 fois plus cher qu’à Kitale. Mais par cette chaleur je me laisse tenter par la pastèque. La jeune fille rêve d’occident, ou plutôt d’un occident fantasmé où elle deviendrait forcément riche, et me demande lequel du Canada ou de l’Australie serait le mieux pour elle. J’ai bien peur pour elle qu’elle n’ait pas le luxe de choisir…

Je rentre enfin dans ma chambre Abuja et commence à télécharger mes photos sur mon téléphone quand un jeune vient se présenter à ma porte. Il est avec des amis dans la cour et ces derniers souhaiteraient que je me joigne à leur discussion. Ils sont quatre jeunes de 25 ans environ. Deux d’entre eux, dont celui qui est venu me chercher, boivent un genre de gin que j’imagine bas de gamme, à 200 ksh le quart de litre. Sur l’étiquette rouge où figure un lion est marqué en bleu : « Kenya King – The king of Africa ». Le degré d’alcool est aussi indiqué : 40%, et les gars sont en train de vider une bouteille chacun !
La conversation n’a pas grand intérêt, c’est d’ailleurs souvent le cas quand vous êtes le seul à être sobre autour d’une table. Mais je reste par politesse et parce que je n’ai rien de plus intéressant à faire en cette soirée. Une fois sa bouteille terminée, le King of Africa me propose d’aller visiter le village avec lui. Je lui fais remarquer qu’il a un peu bu mais il insiste, alors nous y allons. Nous passons d’abord à l’ancienne usine, autrefois tenue par un Mzungu – certains précisent un Italien – qui serait mort ou parti, selon les versions. Elle est aujourd’hui fermée. Près de celle-ci se trouve un petit entrepôt où je rencontre un Congolais portant un maillot du PSG qui m’offre l’occasion de parler en Français. Il vient jusqu’ici pour acheter du poisson séché qui sera ensuite transporté en camion jusqu’au Congo pour un voyage d’environ une semaine, car, me dit-il, les chauffeurs aiment bien s’arrêter pour rencontrer des femmes le long du trajet, ce qui les retarde forcément un peu… Les poissons séchés pouvant se conserver plusieurs mois, on n’est pas à un ou deux jours près.
Nous nous baladons ensuite dans un quartier à l’ancienne, avec des enclos circulaires (nommés awi en turkana) faits de branches et de broussailles où sont disposées plusieurs huttes, chacune ayant sa fonction propre. Nous nous arrêtons dans une famille où on retrouve deux des compères du King of Africa. L’un d’eux mâche du miraa (khat en swahili) qu’il recrache régulièrement, au point que le sol près de lui est tapissé de vert. Mon guide improvisé demande, pour 50 shillings, un verre de chang’aa, un alcool fait maison (j’en reparlerai dans un prochain article). Apparemment sa bouteille de Kenya King ne lui a pas suffit…

Nous continuons à marcher entre les awi, croisant chèvres et moutons, sous les regards des enfants hésitant entre crainte du Mzungu, curiosité, et amusement. Le King of Africa a, lui, de plus en plus de difficultés à marcher droit, ce qui ne l’empêche pas de me demander 50 shillings pour se payer un nouveau verre de chang’aa. Je refuse et l’encourage plutôt à écourter notre visite.
Chaleurs, insectes et scène de ménage
Je n’ai pas tellement d’appétit et décide de me contenter de quelques fruits en guise de dîner avant d’aller me coucher. La chaleur est étouffante dans ma chambre et je laisse un temps la porte ouverte pour aérer. Des centaines de petits insectes, attirés par la lumière, volent au plafond. Même lorsque j’éteins – de toute façon le courant ne cesse d’être coupé – je continue d’entendre les vibrations de ces milliers d’ailes qui créent un bruit de fond oppressant. Des dizaines de ces bestioles finissent par se poser ou tomber sur mon lit et sur ma peau rendue collante par la sueur. Je me relève pour prendre mon sac à viande. S’il augmente un peu la sensation de chaleur, il diminue celle du dégoût de ses moucherons sur mon corps. Comment n’ont-ils pas eu l’idée de mettre des moustiquaires dans un endroit pareil ?
Outre ces désagréments, il y a aussi beaucoup de bruit venant de la cour : les gens parlent, vont et viennent devant ma chambre, et je me décide finalement à fermer ma porte pour avoir un peu plus de tranquillité, même si la chambre n’est absolument pas isolée. La fatigue aidant, je m’endors enfin… jusqu’à ce qu’un hurlement me réveille au milieu de la nuit. Je pense d’abord à un enfant, mais c’est une femme. Il doit s’agir d’une scène de ménage car je l’entends entre deux sanglots crier en swahili nimechoka, je suis fatiguée, et nimetosha, j’en ai assez. Je crois entendre deux hommes qui essaient de la calmer, mais cela dure un long moment, m’empêchant de dormir.
Finalement, quand le jour se lève et que je fais de même, j’ai si peu fermé les yeux que je ne pense qu’à une chose : retourner à Lodwar, retrouver la Matecha guest house et enfin dormir.