Les Faiseurs de Pluie

Luanda, Kenya, août 2023. Après mon périple en pays Pokot, et avant de continuer ma route vers la côte, je fis un arrêt à Luanda, non loin de Kisumu. C’était dans cette dernière ville que cette histoire avait commencé, le mois précédent, juste avant de découvrir les collines vertes de Tapach.

J’avais passé deux jours chez Cornelia, une amie Luo. Sur ses conseils j’étais allé avec sa fille Patricia à Dunga beach où nous avions mangé un Kuon gi rech (un ugali avec du poisson dans la langue luo) à un prix imbattable : plutôt que d’aller directement dans un des restaurants de l’endroit, nous avions acheté un poisson pour 250ksh au marché, nous avions demandé à le faire frire pour 50ksh supplémentaires, puis nous nous étions rendus dans un petit restaurant derrière le marché où nous avions seulement commandé l’ugali (50ksh la portion) et le kachumbari (10ksh).

Alors qu’on m’avait promis l’enfer, après la fraîcheur de Nairobi et d’Eldoret, le temps était finalement couvert et les températures agréables, et ce fut l’objet de notre conversation le soir au dîner, pendant que nous mangions notre nyama choma (viande grillée) accompagnée de kachumbari, d’avocat et de légumes frits. J’avais prétendu que c’était moi qui avais apporté les nuages, puisqu’à Eldoret il avait plu lorsque j’y étais, ainsi qu’à Nairobi. J’ajoutais comme ultime preuve que lors de mon séjour au Turkana l’année précédente, alors qu’il n’y pleut quasiment jamais de l’année, le ciel avait ouvert ses vannes deux jours d’affilée alors que je me trouvais à Kaalem. Sur ma lancée je m’apprêtais ensuite à raconter la cérémonie des Buchens visant à faire tomber la pluie lorsque Cornelia nous parla des Rainmakers de Luanda, les Faiseurs de Pluie.

Amurioto

C’est ainsi qu’un mois plus tard je me retrouvais dans une grande maison dans les environs de Luanda, chez Paul, un omuchimbi (abachimbi au pluriel, c’est-à-dire un Faiseur de Pluie) et ami de Cornelia. Paul n’était pas présent mais sa femme, Helen, m’accueillit généreusement avec un ugali – poulet, le poulet étant très important dans la culture luhya. Je le mangeai en compagnie de Liz, une des filles de Paul, qui était venue me chercher en ville avec la voiture familiale, et de Javan, un ami de Paul.

Liz était une jeune femme de 20 ans, grande et très mince, qui changeait de tenue plusieurs fois dans la journée, pouvant passer d’une élégante combinaison avec des sandales à un jean large déchiré accompagné d’un t-shirt noir ample et de baskets. Elle étudiait à Kakamega la langue des signes qu’elle avait voulu apprendre après avoir plusieurs fois rencontré des sourds-muets avec qui elle n’avait pas pu communiquer. Elle n’était pas la plus jolie jeune fille que j’avais pu rencontrer au Kenya et ne mettait jamais de maquillage à part des faux ongles, jaunes la plupart du temps, qui, disait-elle, l’aidaient à signer. Mais elle avait une arme de séduction redoutable : elle riait tout le temps. Elle était par ailleurs une adepte du mutura, une grosse saucisse cuite et vendue dans les rues de Luanda et d’un peu partout au Kenya.

La jeune Liz version Black A-B-C

Mes relations avec Javan étaient plus distantes. J’avais un peu de mal à le cerner. C’était un architecte d’une trentaine d’années. Il faisait aussi des films comme réalisateur et acteur ainsi qu’il m’avait expliqué. Il était originaire de la région mais vivait désormais à Nairobi et était venu à Luanda parce que Paul lui avait demandé de m’aider à connaître cette tradition des Faiseurs de Pluie. Trouvant mon prénom compliqué, il avait décidé de m’en donner un autre, un prénom luhya. J’étais donc désormais pourvu d’un nouveau prénom, après Sibiri (au Mali), Panchinita (au Pérou, prénom Shipibo), Jigmet (au Ladakh), Nangat (au Kenya, déjà, prénom Kalenjin), on pourrait désormais m’appeler Amurioto. Javan avait aussitôt commencé à m’expliquer des choses sur les Faiseurs de Pluie, mais il m’avait aussi précisé qu’il fallait y croire pour que ça marche.

Pendant le repas il y eut un échange que je trouvai intéressant entre Liz et Javan. Ce dernier me dit qu’au Kenya, on n’aimait pas que les femmes s’intéressent au football. Les matchs devaient être regardés entre amis qui à leur retour à la maison devait pouvoir trouver le repas préparé à leur attention par leur femme. Même si la plus grande partie de leur discussion en kiswahili m’échappait, j’avais bien compris que cette remarque sexiste n’avait pas plu à Liz. La jeune femme avait pourtant ensuite refusé que je participe à débarrasser la table parce que « in an african home, men don’t do it ». Je lui avais répondu simplement : « Things can change« , les choses peuvent changer. De même, le lendemain matin, elle m’avait reproché d’avoir lavé mes vêtements moi-même. Les hommes ne cuisinaient pas, ne nettoyaient pas leurs chaussures, ne chauffaient pas l’eau pour leur douche, n’apportaient pas eux-mêmes la bassine jusqu’à la salle de bain, etc. « In an african home… » Pendant ces quelques jours passés avec sa famille, j’avais ainsi pu observer Liz naviguer entre revendications féministes et attachement aux traditions patriarcales de sa famille.

La vieille Simbi

Le lendemain midi, avec deux heures de retard – l’heure africaine – Liz et moi retrouvions Javan à Luanda et allions à la rencontre des Faiseurs de Pluie dans leur centre culturel d’Esibila Hills où se trouvait aussi une station de radio. Là nous faisions la connaissance d’Ibrahim et d’Omena, le prénom de ce dernier nous ayant fait discrètement sourire, il faut l’avouer, puisque c’est le nom d’une petite espèce de sardine du lac Victoria. En voyant Liz et son allure peu conventionnelle, Omena demanda si elle était une « Black A-B-C« , ainsi qu’il appelait les Noirs américains. Elle répondit fièrement qu’elle était une Luhya du clan Abasiekwe, le clan des Faiseurs de Pluie.

Après une brève introduction nous déplacions nos chaises de plastique bleu vers un bâtiment sans toit. Assis en cercle, nous allions être instruits sur l’origine des Faiseurs de Pluie, une histoire qui remontait à de nombreux siècles. Omena commença à nous parler de Simbi, une vieille femme, étrangère et pauvre, que personne ne voulait accueillir. Un homme nommé Asubwe lui offrit l’hospitalité et celle-ci, avant de partir, décida de lui offrir un cadeau en remerciement, mais pas n’importe lequel. C’était un cadeau venu du ciel : la pluie.

Dans la culture Luhya on utilise certaines herbes qu’on applique sur le pis d’une vache pour qu’elle donne du lait. De la même manière, Simbi alla chercher une herbe appelée amasambo qu’elle mélangea à d’autres plantes dans un pot, et la foudre tomba. Asubwe avait reçu le pouvoir de contrôler la pluie et la veille Simbi pouvait partir. Il existait plusieurs herbes pour différentes situations : pour faire tomber la pluie et pour l’arrêter, pour faire tomber la grêle et pour l’arrêter, et enfin pour faire tomber la foudre.

Asubwe transmit son pouvoir à son fils Nammonywa. Celui-ci fit de même avec son fils Nganyi. Ce dernier eu 36 femmes et, on l’imagine, de très nombreux enfants. Mais seuls 6 d’entre eux reçurent le pouvoir de contrôler le ciel : Emitundo, Omulako, Njiwa, Awiti, Asikowe, Amuchama. Tout le monde ne pouvait pas devenir un Faiseur de Pluie, dieu choisissait ceux qui en étaient dignes.

Omena dans la forêt sacrée, le pot à ses pieds

Seuls les fils pouvaient hériter de ce pouvoir, ce qui déplut à Liz : pourquoi n’auraient-elles pas elles aussi droit à ce privilège alors que c’était une femme qui avait donné à leur clan la capacité de contrôler la pluie ? Les réponses variaient : les femmes, trop bavardes, seraient incapables de garder un secret, ou, par leur mariage, elles pourraient transmettre ce pouvoir à d’autres clans ou tribus.

La forêt sacrée

Nous étions désormais prêts à aller au lieu saint des Faiseurs de Pluie, un acre de forêt sacré non loin d’ici dans lequel il était interdit de couper du bois. Mais ce lieu saint était également interdit aux femmes qui pourraient le souiller si elles y pénétraient pendant leurs règles. Liz était évidemment déçue. Nous montions donc dans sa voiture, Javan, Omena, Ibrahim et moi, et Liz nous y conduisait, mais elle devrait nous attendre en dehors de la forêt. Des gens m’ayant aperçu dans la voiture et étant apparemment peu habitués à voir des Blancs par ici m’ont hélé : « Mhindi ! Mhindi ! » (C’est-à-dire L’Indien : il y a une petite communauté d’environ 50 000 Kenyans d’origine indienne).

Le chemin se rétrécissant, nous devions laisser la voiture et poursuivre à pied. Et bientôt, c’est Liz qui s’arrêtait et nous laissait partir… Avant un retournement de situation inattendu : Omena avait finalement donné son accord et Liz pouvait pénétrer dans la forêt sacrée ! Avec le temps, things could change, les choses pouvaient changer. D’ailleurs, je n’aurais pas été autorisé à y entrer dans le passé. Quelques années auparavant seulement, Omena aurait même refusé de m’expliquer l’origine des Faiseurs de Pluie.

Nous n’avions pas à aller bien loin pour trouver le fameux pot de terre enterré ici depuis de nombreuses années, au pied d’un arbre pluricentenaire qui aurait poussé sur la sépulture de Nammonywa, le fils d’Asubwe. Le pot contenait une mixture sombre sur laquelle la végétation posait ses reflets verts ou jaunes. Le pot attendait l’herbe spéciale qui ferait bouillir ce mélange et, avec l’aide de chants secrets pouvant durer des heures, activerait le pouvoir de contrôler les éléments, si dieu le permettait. L’omuchimbi pourrait alors faire pleuvoir en répandant des gouttes de cette potion dans différentes directions comme une imitation de la nature pour éviter sécheresse et famine. Mais on pourrait aussi lui demander d’empêcher la pluie de tomber – dans ce cas il devrait boire la potion – à l’occasion d’une cérémonie funéraire par exemple, ou au contraire de faire tomber la grêle sur un champ pour punir son propriétaire qui aurait mal agi.

En plus de contrôler la pluie et la grêle, les Faiseurs de Pluie étaient aussi connus pour leur talent à prévoir la météo. Loin des pouvoirs magiques qu’ils s’attribuent, ils avaient surtout acquis au fil des siècles une grande expérience en ce qui concerne l’observation de la nature, du vent, des oiseaux, des insectes. Ils travaillaient désormais en collaboration avec des météorologues modernes qui souhaitaient préserver leur savoir ancestral et avaient une station de radio qui leur permettait d’annoncer la météo et de conseiller les agriculteurs sur le bon moment pour semer. Liz n’allait jamais devenir une Faiseuse de Pluie, mais peut-être qu’un de ses frères, lui, le serait un jour, perpétuant ainsi une ancienne tradition familiale.

Les night runners. Liz avait de nombreuses histoires de magie, de fantômes et de sorcellerie qu’elle me racontait avec beaucoup d’enthousiasme. Parmi elles, il y avait celle du night runner, omulosi en langue kinyore (Liz n’était pas certaine du mot en kinyore), c’est-à-dire « ceux qui courent la nuit », une croyance particulièrement répandue dans l’Ouest du Kenya. Les abalosi (pluriel d’omulosi) étaient possédés par un esprit héréditaire qui les poussaient à se lever au beau milieu de la nuit et à courir nus, allant réveiller les gens en faisant du bruit par exemple en jetant du sable, du gravier ou des baies sur les toits des maisons, ou encore – Liz éclata de rire tout en imitant le geste – en errant avec un poussin dans les mains qu’ils faisaient piailler en les pressant régulièrement ! Lorsque les gens voulaient se lever pour voir ce qu’il se passait, leurs corps étaient lourds et leurs gestes très lents, les empêchant d’ouvrir la porte à temps et de voir le coupable. D’ailleurs si l’omulosi était vu ou attrapé par quelqu’un, il ne tarderait pas à mourir. Lorsque l’esprit l’appelait, l’omulosi n’avait d’autre choix que de sortir, sinon tout son corps se mettait à enfler. Son conjoint constatant son absence au milieu de la nuit se levait pour griller des cacahuètes. Si l’omulosi n’était pas revenu avant que les cacahuètes ne soient brûlées, c’est qu’il lui était arrivé quelque chose.

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