Melchisédech Thévenot (à ne pas confondre avec Jean de Thévenot) était un collectionneur particulier : il était un passionné de récits de voyage. Et il avait entendu parler du Cachemire et de ses habitants, dont on disait à l’époque (au XVIIe siècle) qu’ils étaient Juifs. Sachant que François Bernier séjournait en Inde, il lui demanda si ces rumeurs étaient vraies.
François Bernier était bien placé pour répondre à sa question puisque non seulement il était allé en Inde, mais il avait même accompagné l’empereur Aurangzeb au Cachemire. De plus, son intelligence et son honnêteté lui permettaient de ne pas se laisser tenter par l’affabulation, comblant son ignorance par des légendes et des mensonges comme le faisaient certains de ses contemporains. Voici sa réponse :
« Je serais certainement très aise aussi bien que Monsieur Thévenot qu’il se trouvât des Juifs dans le fond de ces montagnes qui fussent tels que je me doute qu’il les désirerait ; j’entends de ces tribus transportées par Salmanasar. Mais vous le pouvez assurer que s’il y en a eu autrefois comme il y a quelque sujet de le croire, il n’y en a plus à présent et que tout le peuple y est ou gentil* ou mahométan ; c’est dans la Chine qu’il s’en pourrait peut-être trouver, car j’ai depuis peu vu entre les mains de notre révérend père jésuite de Delhi des lettres d’un jésuite allemand écrites de Pékin, qui marquaient qu’il y en avait vu qui avaient conservé le judaïsme et le Vieux Testament, qui ne savaient rien de la mort de Jésus-Christ et qu’ils avaient même voulu faire le jésuite leur kakan, pourvu qu’il s’abstînt de manger du porc. Néanmoins, on ne laisse pas de trouver ici beaucoup de marques du judaïsme. La première, c’est qu’en entrant dans ce royaume, après avoir passé la montagne du Pir Panjal, tous les habitants que je vis dans les premiers villages me semblèrent juifs à leur port et à leur air, et enfin à ce je ne sais quoi de particulier qui nous fait souvent distinguer les nations les unes des autres. Je ne suis pas le seul qui ait eu cette pensée : notre père jésuite et plusieurs de nos Européens l’avaient eue avant moi. La seconde, c’est que j’ai remarqué qu’entre le menu peuple de cette ville, quoique mahométan, le nom de Moussa, qui veut dire Moïse, est fort en usage. La troisième, qu’ils disent communément que Salomon est venu en leur pays et que c’est lui qui a coupé la montagne de Baramula pour donner issue aux eaux. La quatrième, que Moïse est mort à Cachemire et que son tombeau est à une lieue de cette ville. Et la cinquième, qu’ils prétendent que ce petit et très ancien édifice qui paraît d’ici sur une haute montagne a été bâti par Salomon, et que c’est pour cela qu’on l’appelle encore à présent le Trône de Salomon. Ainsi je ne voudrais pas nier qu’il n’en eût pénétré quelques-uns jusques ici. Ces gens par la suite du temps pourraient avoir perdu la pureté de leur loi, s’être faits idolâtres et enfin mahométans. En effet, on voit quantité de gens de cette nation qui ont passé en Perse, à Lar, à Ispahan et dans l’Hindoustan du côté de Goa et de Cochin. J’ai appris qu’il y en a plusieurs en Ethiopie, qui sont même braves et guerriers, et quelques-uns tellement puissants qu’il y en eut un il y a quinze ou seize ans qui avait entrepris de se faire roi d’un petit pays de montagnes de très difficile accès, s’il est vrai ce que m’en ont dit deux ambassadeurs du roi d’Éthiopie, qui étaient naguère en cette cour. »
* Gentil : Hindou
Source :
• François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole – Les voyages de François Bernier (1656-1669), Réponses à Monsieur Thévenot, pp. 432-433