Les petites sœurs du Ghanta Ghar

Jodhpur, Inde, décembre 2018. En bas de l’impressionnant fort de Jodhpur, les aiguilles du Ghanta Ghar, la Tour de l’Horloge, indiquent neuf heures passées. Devant la porte Nord du marché encore désert, une fine silhouette balaie les pavés détrempés sur lesquels se reflètent les couleurs des bâtiments alentours. Près de la porte Sud, un cheval refuse de manger le fourrage qu’un gamin de huit ou dix ans a déposé devant lui. Côté Est, une femme, un voile jaune couvrant ses cheveux, crie aux six chiens impatients qui l’entourent « Plus loin ! Plus loin ! » avant de vider sa grosse gamelle en aluminium devant eux. Côté Ouest, du sang de chèvre coule dans le caniveau depuis la maison du boucher tandis que trois hijras montent dans un rickshaw avec leur dholak.

Il est maintenant dix heures. Les vendeurs de saris commencent à sortir leurs marchandises des draps qui les avaient enveloppées pour passer la nuit dehors, sans crainte des voleurs. Les boutiques s’ouvrent peu à peu. Un homme balaie devant son étal. Une fillette souffrant d’un léger strabisme trouve dans son tas de poussière et de déchets un carton qu’elle ramasse et glisse aussitôt dans un sac trois fois plus gros qu’elle et déjà presque plein. Elle s’arrête un peu plus loin devant un couple de touristes attablés à un café. Elle leur réclame dix roupies, un bonbon ; ils l’ignorent. Quand on voyage en Inde, on est tellement sollicité par des mendiants de toutes sortes, des handicapés, des lépreux, des enfants, qu’il faut s’endurcir. Souvent, on fait le choix de les ignorer, de ne pas les regarder.

« Nous sommes toutes sœurs »

Vers onze heures, une femme essaie de vendre un ballon de baudruche à un moustachu dont le fils est assis sur sa moto. Pendant ce temps, à quelques mètres de là, un jeune blond aux cheveux frisés filme la vie autour de la Tour de l’Horloge avec une GoPro fixée à une perche. J’entends un « Hello ! ». Je me retourne et découvre la fillette de tout à l’heure cachée derrière une barrière jaune, qui semble s’ennuyer, toute seule, à fouiller le marché et les rues alentours. Son sac est désormais vide. Avec les quelques roupies qu’elle a obtenues, elle s’est acheté un paquet de namkin et un sachet de paan masala. Suman a « 20 ans ». À peine la moitié, en réalité. Je lui parle d’Anjali. « Anjali est ma sœur, répond-elle. Nous sommes toutes sœurs. De différentes maisons, mais toutes sœurs. Anjali est ta sœur à toi aussi. » Je m’interroge : pourquoi a-t-elle ajouté ça ?

Suman, debout à côté de la barrière jaune, namkin et paan masala dans les mains
Suman, namkin et paan masala dans les mains

J’ai rencontré Anjali hier, en fin d’après-midi. Alors que je traversais le marché de la Tour de l’Horloge, elle s’était approchée de moi, son grand sac vide à la main, accompagnée de Palak, sa petite sœur de cinq ans peut-être, elle aussi avec son sac. Comme les autres, elle m’avait réclamé des bonbons. Je lui avais répondu que c’était mauvais pour les dents, alors elle m’avait réclamé une omelette, le sourire rusé. Même si ça m’arrive de temps en temps, je n’aime pas donner aux enfants, pour plusieurs raisons que je ne détaillerai pas ici. Et puis je suis comme les autres touristes, je ne peux pas donner à tout le monde, ils sont trop nombreux. Mais Anjali avait quelque chose de différent. Elle était plus calme, moins provocante que les autres. Et elle avait des jolis yeux légèrement maquillés. Du khôl, sans doute. J’aurais pu refuser, mais j’ai cédé.

Anjali m’avait conduit à un vendeur d’omelette juste à côté du marché. J’imagine que beaucoup de touristes lui achètent, comme moi, des omelettes pour ces fillettes ramasseuses de déchets. Anjali et Palak s’étaient assises sur des tabourets devant une petite table carrée. Des touristes indiens occupaient les autres tabourets, et une occidentale occupait tout le banc où elle était assise, s’en servant en même temps comme d’une table. Nous leur étions à tous complètement invisibles. N’ayant pas trouvé de place où m’asseoir, je m’étais accroupi à côté d’elles, pendant qu’elles se partageaient l’omelette et le pain, et nous avions discuté un peu. Anjali a douze ans. Elle vit depuis quelques années chez son oncle paternel, avec sa petite sœur et ses deux frères, depuis que ses parents sont décédés. Son oncle est conducteur de rickshaw, mais il dépense son salaire en daru (alcool). Sa tante, ainsi que sa cousine, à peine plus jeune qu’elle, sont elles aussi ramasseuses de déchets.

L’omelette était déjà terminée. Aussitôt, la petite Palak avait sauté de son tabouret et avait mis l’assiette en carton dans la poubelle pendant qu’Anjali buvait un peu de l’eau du seau en plastique prévu à cet effet. Puis elle m’avait dit « Thank you » et avait demandé à sa sœur de faire de même. J’étais surpris, touché par cette politesse ; plus encore par son visage, son regard. J’avais l’impression d’y lire une sincère reconnaissance, et même plus, comme si un lien s’était créé. Palak avait bu un peu d’eau aussi, puis m’avait réclamé des bonbons. Anjali avait ri en me regardant, elle savait que je n’en achèterais pas.

J’étais rentré dans ma chambre d’hôtel, ou plutôt une guesthouse, qui pour une fois en portait bien le nom. J’avais beau me dire que je me faisais des idées, qu’elle voyait des touristes comme moi tous les jours, son visage restait imprimé dans mon esprit. J’avais prévu de partir le lendemain matin, de continuer mon voyage vers l’Est, mais il fallait que je la revoie. Je voulais en savoir plus sur elle, sur sa vie. J’avais donc décidé de rester une nuit supplémentaire.

Sojati Gate

C’est ainsi que j’ai passé ma journée d’aujourd’hui au marché de Ghanta Ghar, à voir tourner les aiguilles sur le cadran de la tour, en attendant qu’elle arrive. Mais elle n’est pas venue. J’ai rencontré d’autres petites ramasseuses de déchets : Payal, Adi, Monica, Meenakshi, Suman, bien sûr, et d’autres dont les noms n’échappent. J’ai rencontré quelques mamans aussi, qui font le même travail. Mais Anjali est restée à la maison. J’ai demandé où elles habitaient, et elles m’ont répondu « Sojati Gate ». Alors j’y suis allé, seul, puisqu’aucune d’entre elles ne voulait m’y conduire. Elles avaient du travail, sans doute.

Sojati Gate n’est pas loin du marché de la Tour de l’Horloge : dix minutes à pied, peut-être moins. Mais comment trouver Anjali ? Je ne sais même pas si elle vit dans une maison ou dans une jupri, ces espèces de cabanes fabriquées avec des matériaux de récupération, des bambous, des bâches… Je ne cherche pourtant pas longtemps. Je trouve bientôt deux autres ramasseuses de déchets qui acceptent de me guider. Elles me font passer par des ruelles étroites, je me perds à les suivre, je suis incapable de retrouver mon chemin, elles vont trop vite. En passant dans une cour je me fais attaquer par une chèvre, heureusement la longueur de sa corde limite le choc. Deux femmes assises dans la rue me regardent avec de grands yeux curieux, le sourire aux lèvres, surprises par ma présence. Des enfants commencent à m’entourer dans un joyeux brouhaha. Je suis devant la maison d’Anjali, mais elle n’est pas là. La petite voisine m’invite chez elle. L’architecture de ces bâtiments est étrange, on ne sait pas vraiment si on est chez quelqu’un ou sur un palier. Tout est ouvert, on croise du monde à chaque étage. Un homme m’invite à entrer et à m’asseoir près de lui sur le lit. Je l’ai interrompu pendant qu’il regardait un film d’action d’une chaîne câblée sur une petite télévision à écran plat accrochée au mur face à lui. La pièce est presque vide. Pas de table, pas de chaise. L’homme s’empresse de préparer du chai pour moi sur une plaque de cuisson au gaz posée à même le sol.

Alors que j’attends mon thé, toujours assis sur le lit, les enfants amassés à la porte me disent soudain : « Elle arrive ! » J’ai à peine le temps de reconnaître son visage qu’Anjali se jette dans mes bras. Cette accolade dure deux ou trois secondes, puis elle se redresse et veut m’emmener chez elle. L’homme insiste pour que je boive mon thé d’abord, alors je l’avale le plus rapidement que je peux, quitte à me brûler la langue, puis je la suis. Elle m’emmène dans une première pièce sombre, sans fenêtre, mais avec un lit. Sans nous y attarder, nous montons sur le toit, toujours suivis par une dizaine d’enfants, où se trouve une deuxième pièce contenant quelques matelas, deux ou trois coffres, et où quelques photos et images de dieux sont accrochées sur les murs. « La haveli d’Anjali », me dit-elle avec un grand sourire, comparant cette fragile bâtisse en briques nues à ces magnifiques maisons appartenant autrefois aux riches commerçants indiens. Visiblement la famille d’Anjali est plus pauvre que celle de l’homme qui m’a offert un chai. Elle est pourtant plus riche que cette famille qui vit dans une cabane sur un toit voisin.

Anjali avec une dizaine de ses sœurs et quatre garçons dans une petite pièce aux murs de brique.
Anjali (en bleu clair) dans sa « haveli » avec une dizaines de ses sœurs et tout de même quatre garçons

Anjali veut m’emmener chez ses proches, tandis que d’autres enfants veulent que j’aille chez eux. J’aurais voulu discuter avec elle, mieux la connaître, mais le bruit qu’ils font tous commence à agacer certains adultes et, gêné, je suggère à Anjali d’aller au Ghanta Ghar. En sortant de la rue nous croisons Suman, qui rentre du marché avec son sac, et semble jalouse d’Anjali. Elle fait la moue en lui disant : « Il connaît aussi mon prénom », puis me regarde et me fait signe du menton. Je m’empresse de la rassurer ; oui je sais qu’elle s’appelle Suman. Anjali me tient par la main et me guide, tel un enfant. Elle a de l’assurance, et une certaine autorité sur ses sœurs, sans doute parce qu’elle est plus âgée que la plupart d’entre elles. Elle marche vite et me fait slalomer entre les gens dans l’avenue conduisant au marché du Ghanta Ghar. Elle veut me présenter à sa tante, qu’elle appelle « maman ».

Anjali regarde la grosse horloge : « Il est cinq heures ». Nous n’avons pas besoin de chercher longtemps pour trouver sa tante, qui est accompagnée d’Adi, sa cousine. Je l’avais vue plus tôt dans l’après-midi. C’est une belle femme, malgré son travail peu valorisant et sa pauvreté. Anjali lui raconte que je suis allé dans leur maison. Aussitôt elle lui demande si on m’avait offert quelque chose. « Oui, il a bu un chai. » L’hospitalité reste quelque chose d’important en Inde, même quand vous avez à peine de quoi offrir des sandales à vos enfants. Elle demande à Anjali de rentrer à la maison. Quant à elle, elle devra rester ici jusqu’à vingt-et-une heures à ramasser et trier plastiques et cartons pour peut-être cinquante roupies (environ soixante centimes d’euro) à la fin de la journée.

Trois fillettes dont deux pieds nus dans la poussière du marché de Ghanta Ghar
Trois petites sœurs de Ghanta Ghar

Alors qu’Anjali s’apprête à partir, une fillette détache ses cheveux et passe l’élastique qui les tenait autour de mon poignet droit. « Je suis ta sœur maintenant », me dit-elle. Anjali l’imite aussitôt et me donne un élastique jaune qui lui servait de bracelet. Puis une troisième fillette fait de même. Enfin, c’est Adi qui attache autour de mon poignet une ficelle de coton qu’elle avait aussi dans les cheveux. Je me retrouve avec quatre bracelets autour du poignet, quatre rakhis improvisés pour un Raksha Bandhan avant l’heure, et surtout quatre petites sœurs ramassant des déchets autour de la célèbre Tour de l’Horloge.

Quand on voyage en Inde, on est tellement sollicité par des mendiants de toutes sortes, des handicapés, des lépreux, des enfants, qu’il faut s’endurcir. Mais pas toujours.

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