Désert du Thar, Inde, décembre 2018. Dans le noir de ma chambre, j’entends le bruit métallique d’une porte qu’on ouvre. À la musique des grelots rythmant ses pas, je reconnais Thayri, qui part traire la chèvre pour préparer le chai. Ce sont maintenant les caprins, libérés de leur enclos, que j’entends bégueter dans la cour, puis un mortier, pour le gingembre j’imagine. Ghazi, le petit dernier, est en train de pleurer quand je me décide enfin à me lever et affronter le froid hivernal. Je fais grincer la double porte. Le soleil encore proche de l’horizon m’éblouit, et, en pénétrant dans la chambre, la lumière révèle des photos accrochées au mur qui ont été prises dans des capitales étrangères. Devant moi, au-delà du portail et du margousier, il n’y a rien, que du sable, et quelques plantes sauvages qui parviennent à pousser dans l’aridité du désert du Thar. Deux jours plus tôt, alors que nous approchions en pleine nuit, à trois sur la moto de son neveu, tous enveloppés dans des couvertures, Ilau m’avait dit qu’il vivait au milieu de ses champs de millet et de guar. Mais je ne vois rien ici qui ressemble à un champ.
Je sors le charpoy de ma chambre et le mets dans la cour, au soleil, pour me réchauffer. Ilau est dehors en train de se laver le visage avec Fatma accrochée à ses jambes. La fillette de quatre ans porte encore autour du cou le chandan har de sa mère, le collier d’argent typique des femmes langas, que Thayri lui a prêté hier alors qu’elle dansait au son de la flûte de son père pendant que je procédais à l’enregistrement que vous écoutez peut-être en ce moment.
Thayri, justement, s’approche de moi pour m’apporter une tasse d’un délicieux thé au gingembre très apprécié pendant cette saison hivernale. Ilau boit le sien selon la coutume locale : dans une coupelle. Thayri doit avoir une trentaine d’années, environ quinze ans de moins que son mari. Elle est la deuxième femme d’Ilau, la première étant décédée. C’est ce qui explique qu’Ilau, bien que cinquantenaire, ait des enfants aussi jeunes. Thayri n’est pas vraiment jolie, mais elle a un regard plein de douceur. Et avec sa robe de velour aubergine couverte de broderies oranges et argentées, ses nombreux bijoux en argent massif, le chandan har et l’anseli autour du cou, d’autres aux bras et aux chevilles, sans oublier le sili, l’anneau d’or des femmes mariées à la narine gauche, elle a l’air d’une princesse. On pourrait croire qu’elle s’apprête à se rendre à un mariage, mais cette élégance est son quotidien. Les femmes Langas, qui toutes s’habillent à peu près de la même façon depuis le décret d’un maharaja, paraît-il, sont les seules notes colorées dans ce désert monotone.

Les Langas sont une tribu dont l’origine a fait l’objet de diverses hypothèses, certains les pensant du Baloutchistan, d’Afghanistan, ou encore du Punjab. Ils sont aujourd’hui dispersés dans plusieurs régions de l’Inde et du Pakistan. En Inde, on les trouve principalement dans le district de Barmer, où ils se seraient installés il y a quatre cent ans en provenance du Sindh. Ils pratiquent tous un islam soufi.
Ils sont divisés en deux groupes endogames : les Sonaias, joueurs de shehnai, un genre de hautbois, et les Sarengias, specialisés dans le sarengi, un instrument à corde. Une centaine de familles Sarengias sont installées à Jodhpur, dans le quartier de Baldev Nagar. La plupart vivent de la musique, jouant du sarengi, du dhol, de l’harmonium, ou encore du kartal, dans les hôtels ou les festivals. Certains d’entre eux ont parfois l’opportunité de jouer à l’étranger, dans les pays arabes comme en Occident.
Ilau et les autres Langas de son village sont Sonaias. Très peu jouent de la musique, la plupart étant agriculteurs. Mais quand j’ai découvert le Langa ki dhani, le petit village langa situé à dix minutes à pied de la maison d’Ilau, j’ai été surpris de voir parmi les jhumpas, les huttes traditionnelles, de grosses maisons en pierre jaunes, « comme le fort de Jaisalmer », ainsi que m’avait précisé Ilau. Beaucoup de familles vivant ici ont en effet un membre parti travailler à Dubaï, souvent comme chauffeur routier. L’argent qu’ils rapportent permet de considérablement élever le niveau de vie au milieu de ce désert. Malgré tout, cette nouvelle modernité se conjugue toujours avec des éléments anciens : je viens de parler des jhumpas, donc, surtout utilisés aujourd’hui comme cuisines et greniers, ainsi que des tenues des femmes et de leurs parures. Je peux aussi ajouter l’usage du chakki, un moulin manuel pour faire de la farine de blé ou de millet, ou encore le barattage traditionnel du beurre à partir de yaourt à l’aide de cordes.

Abdellah apporte une petite flûte à son père. Ilau en change l’embout de bambou, il en a tout un sac dans la chambre. Tout comme il a lui-même appris la musique de son père, il enseigne son art à ses fils, Abdellah et Saddam, puis plus tard, quand il sera plus grand, à Ghazi. Les champs d’Ilau ne lui rapportent rien. « Si j’en ai trop, je revends une partie de mon millet, mais sinon c’est juste pour manger. » C’est comme musicien qu’Ilau gagne sa vie, jouant lors de festivals ou de mariages de l’alghoza, une double flûte, et du murli, une espèce de clarinette du même type que le pungi des saperas. Ces deux instruments se jouent avec la technique de la respiration circulaire, avec laquelle le musicien utilise ses joues comme le réservoir d’une cornemuse, pouvant ainsi jouer en continu pendant plusieurs minutes.
Pour l’instant les deux jeunes garçons ne maîtrisent pas cette technique. Ils ont même bien du mal à jouer de leur petite flûte. Je ne sais pas si ma présence les a incité à en jouer, ou si c’est leur habitude. Je ne sais pas non plus s’ils deviendront des musiciens professionnels, comme leur père. Ils vont à l’école, peut-être apprendront-ils un autre métier. Ou peut-être iront-ils eux aussi conduire des camions à Dubaï et gagner bien plus d’argent qu’ils ne le pourraient en jouant du murli.
C’est particulièrement le son nasillard du murli qui m’avait fait venir ici. J’avais entendu Ilau jouer pendant un festival. Il était accompagné d’un autre Langa, joueur de surando, et d’un vieux Meghwar, qui jouait, accompagnant une surprenante danse, du matka, qui est en fait un pot de terre cuite servant habituellement à conserver l’eau fraîche. Cette musique étrange, puissante, dynamique, m’avait attirée. Je lui avais demandé si je pouvais l’accompagner quand il rentrerait chez lui, et c’est ainsi qu’après un voyage d’une quinzaine d’heures j’étais arrivé dans ce petit village du désert du Thar.

C’est mon dernier chai ici, je m’apprête à partir. Ilau et sa famille vont pouvoir retrouver un peu de calme après avoir dû répondre aux nombreuses questions des gens du village à mon sujet. Je ne suis pourtant pas le premier Blanc à mettre les pieds ici*. « Un autre comme toi est venu, m’a raconté un garçon du dhani. Il venait de Jaisalmer à moto. Mais il ne parlait pas Hindi, et ici, on ne parle pas un mot d’Anglais. » La présence d’étrangers est quand même si rare ici que certains enfants avaient peur de moi.
Ilau me raccompagne jusqu’à la petite route désormais goudronnée presque sur toute sa longueur. Fatma et Abdellah nous ont suivi. Abdellah me regarde sans dire un mot. Il ne comprend pas encore l’Hindi, ici on parle le Marwari. Ilau me dit d’attendre un tampu, mais je préfère marcher. Bhinyad n’est pas loin, à une dizaine de kilomètres. J’aurai tout le loisir d’admirer le paysage, les jhumpas, et peut-être de rencontrer des gens sur mon chemin. Je ne suis pas pressé, je vais prendre mon temps.
* J’ai appris plus tard, après avoir rencontré des policiers qui m’ont demandé de quitter cette région, que ce village était dans la « border area », bien qu’étant situé à environ 150km de la frontière, et donc interdite aux touristes ne possédant pas un permis spécial.