Nous avons vu dans l’article précédent que les bateaux de la Compagnie des Indes orientales emportaient de nombreux animaux vivants, en plus de divers denrées, pour nourrir l’équipage pendant les longs mois du voyage. Mais en mer, il y a évidemment un aliment gratuit et facile à trouver : le poisson ! Robert Challe rapporte dans son journal de nombreuses fois où les marins s’essayèrent à la pêche, même si le succès n’était pas toujours au rendez-vous. Ils attrapaient même parfois des poissons sans avoir besoin de les pêcher :
Du lundi 27 mars 1690
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Nous sommes remplis de poissons volants, qui se jettent dans nos voiles. Ils tombent sur le pont en telle quantité que l’équipage en a presque autant qu’il lui en faut pour un repas toutes les vingt-quatre heures. Ce poisson reste ordinairement entre les deux tropiques, c’est-à-dire sous la zone torride. Plus on est proche de la Ligne, plus il s’en trouve, & beaucoup plus la nuit que le jour. On ne le pêche point, il vient de lui-même se jeter dans les voiles, d’où il tombe, & meurt dans le moment, comme tout autre poisson de la mer, sitôt qu’il en est dehors. (…) Son corps est tout couvert d’une écaille grise-brune, aussi petite que celle de la tanche : sa chair est blanche, mais sèche ; il est bon lorsqu’on le mange à quelque sauce grasse, comme à l’huile & au vinaigre. Il m’a paru presque aussi bon que le hareng frais ; ce qui est beaucoup dire.
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La bonite est faite comme le maquereau, la tête, la queue, & le reste ; mais il est trois à quatre fois plus gros & plus long, & n’a pas le corps marbré comme lui. Il est extrêmement gourmand,& à peine les lignes sont à l’eau qu’il se jette dessus. Nos matelots en ont pris une si grande quantité, toutes les fois qu’ils ont voulu pêcher, qu’ils ont été obligés d’en donner plus de la moitié aux cochons. Ce poisson est très bon à quelque sauce qu’on le mette. Je leur ai demandé pourquoi ils n’en salaient pas, puisqu’ils n’en auraient pas toujours de frais ? Louis Queraron du Port-Louis, qui fait son troisième voyage aux Indes, m’a répondu pour tous que ce n’était pas la coutume. Jugez là-dessus du génie du matelot breton. (…)
Pour moi, qui ne me module pas à la conduite du matelot, j’en ai fait mariner une cinquantaine, comme on marine le thon de la Méditerranée, c’est-à-dire que je les ai fait couper par tranches d’un bon pouce d’épaisseur, frire à l’huile dans la poêle, & mis en baril, que j’ai fait remplir de vinaigre, avec du sel & du poivre. Si je réussis, toute la table s’en trouvera bien. Nous en saurons des nouvelles dans douze ou quinze jours, voulant leur donner ce temps pour prendre le goût du marinage : la friture n’en sera perdue ni diminuée ; au contraire, elle n’en sera que meilleure pour mettre le soir dans les fèves de l’équipage : elle est mêlée avec la graisse, ou si l’on veut, l’huile de la bonite, qui lui donne un fort bon goût & qui est un poisson si gras que, loin que la friture ait diminué, elle en a fort considérablement augmenté. (t1, p.240-243)
La bonite marinée de Challe eut finalement beaucoup de succès :
Du vendredi 14 avril 1690
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Nous avons aujourd’hui mangé publiquement pour la première fois de la bonite marinée. Elle est excellente en salade ; elle vaut infiniment mieux que lorsqu’elle est fraîche ; &, au dire des connaisseurs, elle l’emporte sur le thon de la Méditerranée. J’en vais faire encore mariner deux autres barils, avec les trois pleins que nous avons déjà. Cela ne coûtera rien à la Compagnie & épargnera nos bestiaux & nos volailles, pendant les jours maigres. M. Le Vasseur s’est chargé de les faire pêcher, notre cuisinier de les faire frire, & le fond de cale de fournir l’huile, le vinaigre, le poivre & le sel. (t1, p.270-271)
On remarque aussi qu’on savait varier les préparations : poisson grillé, en sauce, mariné, en soupe…
Du vendredi 31 & dernier mars 1690
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On a pris ce matin une dorade : c’est à mes yeux & à mon goût le plus beau & le meilleur poisson de la mer. On l’appelle dorade parce que des écailles sont toutes dorées ; & lorsque, dans une nuit sombre, telle qu’à été la dernière, ce poisson passe proche d’un vaisseau, on dirait d’une lame d’or. Il a deux pieds de long : sa figure est celle d’une brème d’étang, plus large qu’épaisse. Son épaisseur est de trois à quatre doigts, & sa largeur du dos au ventre est environ de dix : son écaille est rude comme celle d’une perche, pas plus grande & toute dorée. Sa tête, quatre doigts du corps, & des entrailles, nous ont fait une très bonne soupe. Nous avons mangé le reste sur le gril, à l’huile & au vinaigre, & tout excellent. (t1, p. 247-248)
En fait, en lisant le journal de Challe, on s’aperçoit que les marins mangeaient à peu près tout ce qu’ils pouvaient trouver ou chasser, et pas seulement des poissons, parfois au grand étonnement de l’écrivain. On les retrouve ainsi mangeant des oiseaux capturés en s’approchant du royaume de Pegu (Myanmar), du crocodile et de la tortue sur l’île de Négrades (Haingyi Kyun au Myanmar), du hérisson (porc-épic ?) en Inde, des oiseaux et des tortues sur l’île d’Ascension, ou encore, dans cet extrait, un cétacé pêché dans l’Atlantique, bien que Challe en parle comme d’un poisson :
Du mardi 28 mars 1690
Toujours calme, pas un souffle de vent, & chaleur à brûler. On a pris ce soir un marsouin : voici comme il est fait.
C’est un poisson long d’environ cinq pieds : il vient tout proche du vaisseau, d’où on lui lance un dard, armé d’un fer fait en langue de serpent. Si on le darde bien, on l’enlève de l’eau, & les autres ne s’écartent pas pour cela ; car ces poissons vont toujours à très grande bande. Si on ne fait que le blesser, ils vont tous à la trace du sang, & ne le quittent point qu’ils ne l’aient dévoré.
Ce poisson est gros à proportion de sa longueur : il a la tête fort grosse, la gueule large & garnie de petites dents bien pointues aux deux côtés ; la langue large, courte & épaisse. Il a les testicules en dehors du corps. On n’y remarque pourtant pas ce que les Latins nomment Inguen, & que l’honnêteté défend de nommer en français. Le dedans du corps est composé comme celui d’un porc, sans aucune différence sensible. Son sang se fige & se congèle de même. Il n’a point d’écailles & est revêtu d’une peau qui serait bonne à corroyer, tant elle est dure. Il a, entre cette peau & sa chair, environ l’épaisseur du petit doigt, une espèce de lard dur,& si ferme qu’il fond dans la bouche comme un clou, & devient par le broiement des dents comme une pelote de coton. Nous en avons eu à la broche & en ragoût ; M. l’abbé de Choisy a, pour le coup, raison de dire que le goût des marins est dépravé ; du moins de ceux qui le trouvent bon : car certainement ce poisson ne vaut rien du tout à telle sauce qu’on l’accommode ; & selon moi, du marsouin pour manger, du café pour boisson, & une pipe de tabac pour dessert, serait un véritable régal du diable, & convenable à sa couleur.
(t1, p.240-244)
Source :
Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, Mercure de France, 2002