Si ça peut paraître un comble, un des principaux problèmes que rencontraient les marins pendant ces longs voyages en mer était l’eau. Bien sûr, on se ravitaillait lors des escales, mais celles-ci étaient rares. En l’absence de dessalinisateurs dont sont aujourd’hui équipés les bateaux modernes, il fallait donc stocker de l’eau. Et 350 personnes boivent énormément d’eau ! Mais la quantité d’eau à stocker n’était pas le seul problème : il y avait aussi le problème de la qualité… Regardez ce qu’en disait Robert Challe :
Du vendredi 5 mai 1690
(…)
Celle qu’on apporte d’Europe est ordinairement de l’eau de rivière ou de puits. La nôtre est d’un ruisseau qui passe à Hennebont, on l’appelle rivière quoiqu’elle ne porte point de bateau. Cela ne fait rien à l’essentiel, puisque toutes sortes d’eaux font la même chose, & sont sujettes aux mêmes accidents dans les climats chauds. Au bout de deux mois que cette eau est embarquée, & qu’elle entre sous les chaleurs d’entre les tropiques, ses humeurs se remuent, soit par l’agitation perpétuelle où elle est dans un vaisseau, soit par la chaleur qui la fait fermenter : je crois que l’un & l’autre y contribuent (ayant exactement examiné tous ces symptômes, je les donne pour vrais), elle devient rousse, & tellement puante qu’il faut se boucher le nez. Elle reste neuf à dix jours dans cet état ; après cela elle s’éclaircit peu à peu, mais en s’éclaircissant elle conserve un goût très fade qui reste huit ou six jours à se dissiper. Elle reste dans sa nouvelle pureté trois semaines ou vingt jours. Sa rousseur la reprend, mais moins forte que la première fois. Il s’y engendre pour lors des vers gros comme la plus grosse paille vers la racine du blé. Ces vers sont d’un blanc grisâtre, le nez noir, & ont de petites queues longues comme les deux tiers de leur corps, & le tout d’un bon travers de doigt. On passe cette eau & le linge les retient. Cela dure environ huit jours. Ces vers meurent dans l’eau, qui devient blanchâtre, à peu près comme du petit-lait. Cette eau se répure peu à peu, & redevient belle & claire, sans aucune mauvaise odeur ni dégoût que celui d’être remplie de petits vers un peu longs qu’on voit remuer comme des anguilles. Ils sont blancs, extrêmement vifs & si menus & déliés qu’ils passent à travers tout & ne sont pas retenus par la plus fine mousseline pliée en huit doubles, c’est-à-dire, seize lits l’un sur l’autre. Cependant, il est vrai que cette eau filtre à travers plus qu’elle n’y coule : nous l’avons expérimenté une infinité de fois. Telle est l’eau de fond de cale que nous avons présentement à bord ; & on a beau la mettre dans des jarres pour se répurer, les vers y restent toujours. Elle devient plus fraîche dans ces jarres, parce que la fraîcheur des nuits diminue la chaleur qu’elle avait apportée de ce fond de cale, & que pendant le jour on la couvre contre l’ardeur du soleil.
Voilà ce que les marins appellent les trois maladies de l’eau ; & il est assez naturel que nous lui préférions celle de pluie, qui vaut mieux que celle de fond de cale. Les jarres dans lesquelles on la met sont de grands pots de terre, de la forme d’un œuf : on met au fond du gravier bien net, qui en retient le sédiment ; on remplit le reste d’eau selon leur contenance. Celles de bord tiennent environ cent vingt pots, & on en vide une pendant que l’autre repose. On les couvre de grosses garcettes nattées, tant pour les garantir du soleil que du roulis, qui pourrait les casser. On les attache fortement contre le vaisseau entre deux canons. Leur couvercle est fermé avec un cadenas : non par crainte de manquer d’eau, mais pour que l’équipage n’en abuse dans les chaleurs, étant vrai que dans la zone torride le gosier toujours altéré en avale plus que l’estomac n’en peut digérer, ce qui cause une transpiration, qui non seulement affaiblit le corps, mais le tue ; & c’est l’unique cause de l’empêchement & des défenses qu’on fait aux matelots d’en boire beaucoup : l’expérience montrant qu’un coup d’eau-de-vie les rafraîchit & les fortifie plus que toute l’eau du monde ne pourrait faire ; & c’est à cause de cela qu’on leur fait border l’artimon de temps en temps ; c’est-à-dire qu’outre leur ordinaire, on leur donne à chacun un coup d’eau-de-vie. » (t1, p.315-317)
Source :
Robert Challe, Journal d’un voyage fait aux Indes orientales, Mercure de France, 2002