Kisumu, Kenya, Décembre 2021. J’étais sorti ce matin-là déambuler au milieu des étals de mangues, de bananes, de choux, de tomates, d’oignons, de poissons séchés, de haricots, et de tout ce que peut offrir un marché kenyan. Je m’arrêtais ici ou là pour échanger avec quelques vendeurs curieux de voir un Mzungu (un Blanc) ici. Parfois c’était moi qui était curieux lorsque je croisais un homme armé d’une massue de bois et d’un long couteau attaché à la hanche, et, surtout, portant le shuka qui me permettait d’identifier aussitôt la tribu à laquelle il appartenait : la fameuse tribu des Masaï.
À la sortie du marché, des artisans fabriquaient des lits et canapés dehors, en partie abrités par des ateliers de tôles, sur un terrain boueux et irrégulier. Absolument rien n’était droit dans ces meubles, mais cela ne semblait choquer personne. C’est ici que travaillait Harrison. Celui-ci, en me voyant, n’hésita pas à m’interpeller pour engager la conversation. Et à quelques jours de Noël, alors que comme beaucoup de Kényans il s’apprêtait à profiter des vacances pour rendre visite à sa famille, c’est tout naturellement qu’il me proposa de l’accompagner à son village, à Seme, à seulement une trentaine de kilomètres de là. J’acceptai sans hésiter devant la double opportunité de découvrir un village kényan et d’observer leur façon de célébrer cette fête chrétienne. Un rendez-vous était pris, le 24 à midi à son atelier.
Pikipiki et matatu
C’est avec pas moins d’une heure trente de retard que Harrison arriva. Ses mains géantes n’étaient cette fois pas couvertes de peintures ni de mastic, mais portaient une couverture rose, blanche et noire qui contenait, je le devinais, un bébé : Franck, né il y a 6 semaines. Jennifer, sa femme, une Mijikenda originaire de Kilifi, sur la côte entre Mombasa et Malindi, suivait juste derrière. Le temps d’acheter pommes de terre, oignons, sucre et un paquet de bonbons – je n’allais pas arriver les mains vides – et nous pouvions enfourcher trois pikipiki (taxis-motos) pour nous amener devant notre matatu (minibus utilisés pour les transports collectifs au Kenya) dont le pare-brise était décoré de photos où se côtoyaient des joueurs de football, un chanteur de reggae et Jésus, un agneau dans les bras. La sono passait Jingle Bells, qu’un enfant assis à l’arrière du véhicule semblait connaître par cœur. Le matatu était encore à moitié vide, et il fallut patienter un certain temps avant de pouvoir partir.

On dit parfois qu’ils ne partent que lorsqu’ils sont pleins, mais ce n’est pas tout à fait vrai : un matatu n’est jamais plein, il y a toujours assez de place pour un passager supplémentaire. Régulièrement, nous nous arrêtions en effet pour en faire monter un ou deux. Les gens s’entassaient, se serraient les uns contre les autres, sans fierté, tout juste laissant s’échapper une grimace vite oubliée. Pour un 13 places « officielles », nous étions une bonne vingtaine dans les faits, en comptant cependant les enfants qui étaient sur les genoux de leurs parents. Sur les miens, c’était mon sac à dos, puisque le sac d’un autre passager était à mes pieds, et j’étais bien content de n’avoir qu’un 30 litres dans ces conditions… Un ultime passager arriva, un jeune homme particulièrement musclé, ce qui tombait à pic : il ne pourrait voyager que debout, accroché à un siège, plié en deux pour avoir la tête à l’intérieur, tandis que son postérieur empêchait la porte de se fermer. Peut-être que les matatu peuvent être pleins finalement…
Devant mes yeux défilaient les paysages, les collines rocailleuses, les forêts, les champs de maïs, les bananiers et les vaches qui paissaient sur le bord des routes. Je ne m’attendais pas forcément à voir autant de relief en venant au Kenya. Le vert était aussi omniprésent dans les villages traversés, sur les murs des boutiques, des boucheries, des « hotels » (comprendre restaurants) et des bars, tous faisant la promotion de « Safaricom, the best 4G+ network of Kenya« . Il faut dire qu’avec le moyen de paiement par téléphone M-Pesa, l’entreprise avait frappé un grand coup, rendant quasi obligatoire la possession d’une carte sim de l’opérateur kenyan tellement cette nouvelle façon de payer était devenue populaire ici.
Le dîner de Noël
Lorsque le matatu nous déposa, il ne nous restait plus que quelques kilomètres à faire sur des pikipiki. Nous terminions enfin ce voyage a pied jusqu’à la maison de la mère de Harrison, enfin pas tout à fait, puisqu’il s’agissait de la deuxième femme de son père : la polygamie n’était pas rare chez les Luos, la principale tribu installée dans la région du Lac Victoria. Elle vivait dans une petite maison d’adobe de deux pièces au toit de tôle. Pas d’eau ni d’électricité, si ce n’est celle qui était fournie par un petit panneau solaire, tout juste suffisant pour avoir de la lumière le soir. À l’intérieur, fauteuils et canapés étaient posés sur le sol en terre battue. Un tas de brique était entreposé dans un coin, peut-être en prévision d’une future construction, tandis que des bidons d’huile végétale remplis d’eau de 5 à 20 litres – il y en avait plus de 300 litres ! – tapissaient le mur côté porte, occultant en partie la seule fenêtre de la pièce de vie qui était essentiellement éclairée par la porte d’entrée qui restait en permanence ouverte pendant la journée. Sur le mur qui séparait la salle à manger de la cuisine, à côté de 3 calendriers 2021 superposés, dont un était resté ouvert au mois de janvier, le portrait noir et blanc du père de Harrison, mort dans un accident de la circulation en 2009, avait été accroché.

Harrison me montra l’emplacement de la maison qu’il voulait construire à côté de celle de sa mère. Il estimait que cela lui coûterait 60000 à 70000 shillings, environ 500 euros. Une maison simple, mais enduite de ciment, pour mieux résister pendant la saison des pluies : n’y vivant pas en permanence, il n’aurait pas beaucoup de temps pour s’en occuper. Pendant que nous discutions dans le jardin, sa mère nous préparait du chai (du thé au lait, comme en Inde !), qu’elle nous offrit accompagné de tranches de pain de mie tartinée de Blue Band, un genre de margarine. Sur la demande de Harrison, je lui laissai un billet pour qu’elle nous achète de la viande, puis nous sortions saluer le reste de la famille disséminée dans plusieurs maisons du village.
Je rencontrais ainsi une grande tante, des oncles, des tantes, des cousins, des petits cousins. Harrison était souvent perdu dans les liens familiaux qui les unissaient, je peux donc difficilement être précis moi-même. J’en repartais avec quelques photos prises, et quelques bonbons distribués aux enfants, mais aussi aux adultes qui ne sont pas les moins gourmands. Tout le monde était surpris de voir un Mzungu chez eux, mais ils restaient réservés et occupés à leurs tâches : cueillir le kienyeji, cuire le githeri, ou faire les tresses des petites dernières. Même les enfants, bien que me fixant avec leurs grands yeux, étaient timides.
Après la famille, Harrison m’amena au bar du coin où il commanda une bouteille de Coca à se partager. Il prit son téléphone et appela quelques amis qui arrivèrent rapidement. Une autre bouteille de Coca fut commandée ainsi qu’une petite bouteille de whisky. C’était moi qui payais, cette fois encore, alors qu’on ne m’adressait même pas la parole. Tout ce petit monde se parlait en Luo pendant que je sirotais mon verre. Je l’avais un peu mauvaise, je dois bien l’avouer. La nuit tombait et nous étions dans un bar, entre hommes. Je m’attendais à autre chose pour cette veillée de Noël !

À notre retour à la maison, tout le monde – c’est-à-dire la mère de Harrison, sa femme, sa cousine et la fille de celle-ci – avaient déjà dîné. Nous avons mangé l’ugali-nyama (polenta de maïs et viande de bœuf) pendant que les femmes buvaient un chai. Et tout le monde semblait trouver cela normal. Je me consolais en me disant que le lendemain nous aurions sans doute un grand repas familial.
Il était temps pour moi d’aller me coucher. La maison étant bien trop petite, je devais louer une des chambres du café pour 500 shillings (à peine 4€). La chambre était propre, mais rien n’était prévu pour se laver. Et quand je posais la question, c’était presque la panique :
« il n’y a pas de douche ici !
– Et bien donnez-moi un seau d’eau
– De l’eau chaude ?
– Froide ça ira
– Et pour le savon ?…
– J’en ai, et j’ai une serviette aussi. J’ai juste besoin d’un seau d’eau… »
J’ai finalement pu prendre ma douche… dans les toilettes !
Le déjeuner de Noël
Harrison m’avait dit qu’il viendrait me chercher à 8 heures, il arriva logiquement à 9 heures. Après un petit déjeuner rapide, chai et pain-margarine, il me proposa d’aller voir le Lac Victoria, accompagnés d’un oncle et d’un cousin, ou quelque chose comme ça. Nous n’en étions pas loin, à une bonne heure de marche. Le chemin était tracé au milieu des champs, des maisons, des églises. Nous croisions des moutons et des chèvres, des mamans et leurs fillettes en robes de princesses se rendant à l’église et des garçons jouant avec des pneus. Le Lac Victoria était de nouveau devant mes yeux, puisque je l’avais déjà vu à Kisumu, mais il me paraissait plus beau cette fois, débarrassé des trop nombreux hotels vendant de l’ugali-samaki (toujours la polenta de maïs mais avec du poisson, du lac évidemment) à des prix exorbitants. Cette fois c’était la nature, les plantes lacustres, les oiseaux pêcheurs, et les reliefs qui se dessinaient au loin sur l’autre rive. Il y avait tout de même quelques barques colorées, dont une sur laquelle était peinte le visage d’un Jésus aux yeux bleus censé offrir quelque protection à ses occupants. Des enfants étaient aussi venus avec, dans une brouette, ces mêmes bidons jaunes que j’avais vus chez la mère de Harrison pour les remplir avec l’eau du lac. L’eau courante restait rare dans la campagne kényane…
Nous marchions lentement mais je ne m’inquiétais pas : j’avais remarqué que les Kenyans mangaient souvent tard. Pourtant, lorsque nous sommes arrivés à la maison, c’était comme la veille, sauf que cette fois c’était du riz, des chapatis, et du poulet que nous nous partagions avec Harrison. Il n’y avait pas davantage de repas de Noël le 25 que le 24. Au moins ma présence (et mon argent) avait permis à la famille de manger de la viande, puisque j’entendis Jennifer dire que ce serait bien d’avoir encore de la viande au prochain repas de Noël… Et c’est ainsi que je me suis retrouvé à écrire un article sans avoir rien à dire, à parler d’un Noël sans repas de famille, sans sapin, sans cadeaux, et peut-être que d’une certaine façon, après tout, c’était intéressant.
Coucou,
Je vois que tu as rencontré des locaux qui t ont accueillis, et passé la période de Noël avec eux.
La simplicité a laissé la place aux Noëls européens souvent trop copieux et synonyme d exes.
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