Lokitaung, Turkana, janvier 2022. Après un chai pris à l’Airtel hotel, je pars de Lokitaung en direction de Kachoda avec un litre d’eau et une mangue achetée 30 bob. J’aurais bien pris une voiture ou une moto, mais les 500 shillings demandés pour seulement 12 km me semblent excessifs. Et l’avantage de la marche, c’est qu’elle permet de s’arrêter quand on veut pour prendre des photos ou échanger quelques mots avec les gens rencontrés.
Rencontres en chemin
En chemin, je tombe justement sur quelques bergers turkanas venus d’un campement proche dont je peux voir les huttes de l’autre côté de la route, abreuvant leurs chèvres grâce à une pompe. Près d’eux, un adolescent jette des pierres dans un acacia pour en faire tomber les gousses qu’il rassemble dans un seau en plastique. Il ira les vendre en ville. Ces gousses, appelées ngitit, sont généralement consommées par les chèvres, mais il arrive que les gens, surtout les enfants, en mangent aussi, ou plutôt en mâchent. La gousse libère alors un jus acidulé qui n’est pas déplaisant.
En poursuivant ma route, mon regard est attiré par quelques femmes regroupées autour d’un arbre, certaines ayant même grimpé aux branches ! Ma curiosité est piquée : que peuvent-elles bien faire ? J’en ai bien une idée, je pense savoir de quel arbre il s’agit, mais je préfère m’approcher pour en être sûr. Je ne m’étais pas trompé : ces femmes tiennent dans les mains des bâtonnets d’esekon qu’elles ont pris dans l’arbre : un Salvadora persica, ou « arbre à brosses à dents » (le siwak). Elles iront vendre ces brosses à dent naturelles, très utilisées ici au Turkana, pour 10 shillings l’unité. Tout en discutant – façon de parler vu le peu de swahili que je connais ! – j’observe ces femmes aux vêtements colorés, leurs nombreux colliers, leur coiffure étrange, l’une d’entre elles ayant même le haut du crâne, ses petites tresses comprises, couvert de ce mélange d’huile et d’argile lui donnant une couleur d’ocre rouge. L’une des femmes me donne un bâton d’esekon et une autre quelques-uns de ses petits fruits violacés un peu âcres, que je goûte pour la première fois.

Kachoda est en vue, et trois enfants jouant avec des bassines et du gravier, en me voyant, s’enfuient en courant, laissant leurs affaires sur place. Quand j’entends les questions que certains me posent, leur réaction n’est guère étonnante : on raconte que si un Noir va en Europe, on le frappe, on le tue, on le jette en prison… Cela contraste étrangement avec tous ceux qui ne rêvent que d’aller vivre en Occident, le plus surprenant étant que ce sont parfois les mêmes personnes !
Arrivée à Kachoda
J’arrive à Kachoda vers midi. Comme on me l’avait conseillé à Lokitaung, je décide de rencontrer le chef du village, et demande à un homme croisé dans la rue, que j’appellerai le Grand Traducteur, où je peux le trouver. Belle erreur ! Pourquoi l’avoir choisi, lui, plutôt qu’un autre, pour obtenir ce renseignement ? Le hasard fait parfois mal les choses, et cet homme me suivra absolument partout, malgré mon assurance répétées que je n’avais pas besoin de lui pour me servir de traducteur, me poussant à écourter mon séjour.
Mais à ce moment précis je ne sais pas encore qu’il sera ma malédiction, et il fait ce que je lui demande, c’est-à-dire me conduire auprès du chef. Ce dernier décide de me confier à quelqu’un de confiance, Dio, un homme d’une cinquantaine d’années qui a une position de sous-chef, ou quelque chose comme ça. Je dois juste attendre sous l’arbre à palabres, comme on dit en Afrique de l’Ouest, jusqu’à ce que l’heure soit venue d’aller chez lui, à 3km du village.
Sous cet arbre, les hommes s’asseyent sur leurs ekicholong (tabourets-appuis-tête) et bavardent tout en chiquant du tabac. Ceux qui ne chiquent pas conservent généralement une boule de tabac coincée derrière l’oreille. D’autres font une sieste, la nuque posée sur l’ekicholong, toujours lui. Cet appui-tête servait autrefois à préserver leur coiffure particulièrement élaborée. Aujourd’hui, les hommes ne portent plus ce soin particulier à leur chevelure et se contentent de se raser le crâne régulièrement. Parfois, comme en témoignent les cavités creusées dans le sol, certains jouent au ngikiles, un mancala pour lequel ils utilisent simplement des cailloux. Les femmes se tiennent habituellement à l’écart des hommes, assise sur des pierres de l’autre côté de l’arbre, toujours portant ces étranges colliers qui semblent les gêner. Évidemment j’attire le regard de tout ce petit monde tout autant qu’ils attirent le miens.
« Akhot ! »
Je donne de l’argent à Dio pour qu’il achète de quoi faire à manger. J’apprends par la même occasion qu’il possède une maison ici, à Kachoda même, où vit sa première épouse, les Turkanas pouvant être polygames. Dio et le Grand Traducteur m’y conduisent, plus précisément dans l’akai, la hutte où on se repose à l’abri du soleil pendant la journée. J’y trouve les deux femmes de Dio assises sur une peau de vache, avec leurs enfants. La plus âgée des deux doit avoir un âge similaire à celui de son mari, mais la seconde n’a guère plus de 20 ans d’après moi, 25 ans peut-être. Ici, les femmes s’achètent. Le prix est traditionnellement de 300 chèvres, soit environ 10 000 euros, une petite fortune. Ce n’est pas tout le monde qui peut s’offrir le luxe d’être polygame !
Je m’assois à l’intérieur et on m’offre un fruit sauvage, le fruit de l’ebei (balanites rotundifolia), orange, de la forme d’une datte, mais plus petit. Le noyau est enveloppé d’une pulpe trop fine pour servir de nourriture. Mais, sucré et légèrement acide, ce fruit est tout de même une bien agréable friandise.

Pendant que nous attendons le déjeuner, Dio décroche un bidon de 2 litres d’une branche de la hutte ainsi qu’une tasse accrochée de la même manière. Quand il la remplit, à sa couleur je sais aussitôt ce que c’est. « Akhot ! », me dit-il. Du sang, en langue turkana. Un mouton a été tué hier et son sang a été conservé. C’est une boisson très prisée par les Turkanas et leurs cousins Masaïs et Samburus. Dio boit sa tasse puis en tend une autre au Grand Traducteur. Celui-ci, après en avoir bu un peu, me propose d’y goûter. Je prends la tasse de métal des deux mains et l’approche de mon visage. Je peux sentir l’odeur métallique du sang. Le liquide est rouge sombre, presque noir. Je mets mes préjugés de côté et en bois timidement et poliment une gorgée, puis une deuxième. Le sang tiède a finalement peu de goût puisqu’il a été dilué avec de l’eau, puis sucré (Pendant la saison des pluies, lorsque les chèvres donnent du lait, c’est plutôt avec du lait que le sang est consommé). Je crois même que frais, ce pourrait être une boisson agréable… Je me contente de cette petite quantité et rends la tasse. Voici un nouvel aliment bizarre ajouté à ma collection !
Le déjeuner arrive enfin : des spaghettis, des pommes de terre et de la viande de chèvre. Pas forcément ce à quoi je m’attendais dans un coin aussi reculé ! Quelques temps plus tard, je me retrouve seul avec Dio dans la hutte qui se ressert une tasse de sang avant de m’en donner une. J’en bois quelques gorgées comme tout à l’heure avant de lui tendre la tasse, mais il me fait signe de la terminer. Je m’exécute et avale tout d’une traite. Ce n’est décidément pas si mauvais…
Bien sûr, le Grand Traducteur a mangé avec nous le déjeuner. Et quand nous partons dans l’awi de Dio, accompagné de sa jeune femme, il est toujours là. Au dîner aussi, et même la nuit, il dort sur une natte à côté de la mienne. Et il veut tout décider pour moi, même les photos que je dois prendre. Si je dois bien admettre qu’il me rend service, sa présence constante me pèse, d’autant plus que je comprends que son intention est moins de m’aider que de gagner un peu d’argent, même si je ne peux pas lui en vouloir pour ça. Mais il est loin de maîtriser l’anglais, et n’a par exemple jamais compris que je souhaitais rester ici plusieurs jours. Alors quand il décide que je dois partir à Kaaling tôt demain matin après avoir seulement bu un thé, je ne le contredis pas.

La journée se termine avec une ultime péripétie. Une fois la nuit tombée, alors que je suis allongé dehors sur ma natte, près du Grand Traducteur et d’un des fils de Dio, ce dernier se lève brusquement et essaie d’utiliser son téléphone pour éclairer dans ma direction : il a vu un scorpion se glisser sous ma natte ! J’attrape moi aussi mon téléphone et nous cherchons tous deux l’animal en vain. Il a dû rêver. J’essaie de m’endormir, mais forcément, je ressens une pointe de stress, et quand le sommeil me gagne finalement, je ressens quelque chose dans le bas du dos. Je sursaute, me redresse, agrippe mon téléphone et cherche un scorpion qui n’existe toujours pas. Et c’est donc après un bon fou rire que nous nous endormons !
Bonne route et belles découvertes locales, je me demande quelle boisson je pourrai bien t offrir pour te surprendre lors d une de tes prochaine visites en Vendee.
Maryline
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Tu verras dans quelques mois que j’ai mangé de bonnes choses aussi 😉😁
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