Kaaling, Turkana, Kenya, janvier 2022. J’avais donc quitté ce matin-là Kachoda, comme prévu par le Grand Traducteur (voir l’article précédent), avec un simple thé dans le ventre et une bouteille d’eau vide. Je devais pouvoir la remplir à une pompe mais le gardien qui en avait la clef était absent. Je marchais pendant environ une heure et demie sans pouvoir boire quoi que ce soit jusqu’à ce que je tombe sur quelques habitations où je pouvais enfin me ravitailler. Il restait environ 9 km jusqu’à ma destination, qui furent faits rapidement puisqu’un jeune à moto s’y rendant me prit en stop.
Le village
J’arrivai bientôt à Kaaling, une bourgade de quelques milliers d’habitants. Après avoir traversé à pied la rivière asséchée, je marchais dans la rue principale bordée de boutiques souvent faites de tôles sous les regards des gens dont une grande part avaient revêtu le costume classique des Turkanas. Le village était trop petit pour posséder une guesthouse, mais Margaret, la gérante de « Mama Kafia and daughter » (Mama Kafia la propriétaire, vivait à Nairobi), un magasin vendant plus particulièrement des vêtements, mais aussi des sandales, des sodas et autres boissons énergétiques et tout un tas d’autres choses, me dit qu’elle avait une chambre de libre. Je la suivais dans la boutique et passais par la porte de derrière qui débouchait sur une cour entourée de bâtiments contenant des chambres, une cuisine, un salon ou encore une mosquée, peinte en vert avec en bleu l’étoile et le croissant de lune à côté du nom du lieu de culte : Mosque Noor. Une poignée de musulmans somalis venaient y prier chaque jour. Elle me montra une des chambres disponibles. Derrière la porte en bois, c’était évidemment rustique : sur un sol en béton, un lit sans oreiller et une table constituaient le seul mobilier. À l’opposé de la porte, une petite fenêtre fermée par des volets de bois éclairait faiblement la pièce. Mais c’était suffisant pour moi. Margaret me la proposa pour 1000 shillings (8€) la nuit. C’était un peu cher pour ce que c’était, mais tout était cher au Turkana, et encore plus dans ces endroits éloignés. Et puis ça rentrait dans mon budget de toute façon. Une seule des pièces de cette cour était électrifiée, et uniquement le soir : celle qui contenait la télévision et où on se réunissait à partir de 19 heures pour regarder une série indienne ou des matchs de football de la ligue anglaise.

Je pourrais prendre mes repas sur place à l’avenir, mais ce midi-là, étant arrivé un peu tard, ce n’était pas possible. « Dzeko », comme il se fait surnommer, un neveu de Margaret, me conduisit à un petit restaurant, le Garamoe hotel, en fait une cabane en tôle au fond d’une cour où on ne trouvait qu’une seule petite table en bois entourée de quelques chaises d’acier particulièrement inconfortables. Pour 50 shillings on me donna une espèce de soupe de chou avec trois bouts de viande de chèvre et des morceaux de chapatis. Une poule se promenait près de moi pendant mon repas, attendant mon départ pour grimper sur la table à la recherche d’un reste de nourriture à picorer dans mon assiette. Les fruits et légumes étaient à Kaaling encore plus chers qu’à Lokitaung : 200 shillings le chou, 20 shillings la tomate ou encore 50 shillings la mangue (lorsqu’il y en avait…) par exemple, soit 4 à 6 fois plus cher que dans le Sud du Kenya ! Il était parfaitement impossible pour les gens vivant ici d’avoir des repas équilibrés, surtout que 80% de la population de la région vivait sous le seuil de pauvreté.
La rivière
Au milieu de la cour de Mama Kafia, un réservoir de ciment avait été aménagé pour conserver l’eau du robinet fournie par une pompe électrique. Il fallait cependant payer pour y avoir accès, ce que beaucoup d’habitants de Kaaling ne pouvaient pas faire. Ils devaient alors se rendre à l’une des pompes manuelles de la ville. Mais certains préféraient se rendre à la rivière qui, même asséchée en surface, contenait bien de l’eau à un mètre de profondeur environ. C’est pourquoi près de Kaaling on pouvait voir plusieurs trous creusés où les gens, surtout des femmes, venaient pour remplir leurs jerricans d’eau, pour laver leurs vêtements ou encore pour abreuver leurs chèvres et leurs chameaux.

Pendant les quelques jours que j’ai passés à Kaaling, je me suis souvent assis à l’ombre d’un arbre près de la rivière, observant les aller-retour des gens comme des bêtes autour de ces points d’eau. C’étaient surtout des femmes et des enfants qui étaient chargés de ces tâches, les hommes qui venaient ici étant plutôt des bergers. Il m’est d’ailleurs arrivé par deux fois d’aider des petits garçons qui devaient faire rouler leur bidon d’eau jusqu’à chez eux.
Parfois des femmes me demandaient de les aider à hisser leur jerrican de 20 litres sur leur tête. Mais c’était rare. Les Turkanas étaient bien souvent méfiants, soupçonneux voire effrayés en me voyant. C’était particulièrement vrai pour les femmes. Les enfants, eux, après leur avoir fait quelques grimaces, s’habituaient assez vite à moi. Évidemment, dans ces conditions, il était presque impossible pour moi de prendre des photos, à mon grand regret.
C’est en allant à la rivière que j’ai rencontré Akadeli. Akadeli est la féminisation du nom d’un arbre courant au Turkana qu’ils appellent ekadeli (commiphora africana). Il n’est en effet pas rare que les Turkanas portent des noms de plantes ou d’animaux. Akadeli était une jeune fille d’environ 12 ans, qui quittait le village en même temps que moi un petit paquet de sucre dans les mains. Elle avait la tenue, les colliers et la coiffure typiques des Turkanas. Elle avait aussi de petites scarifications sur le front indiquant le clan auquel elle appartenait. Elle vivait chez une famille à l’extérieur du village, de l’autre côté de la rivière. Elle effectuait quelques tâches en échange du logement, de la nourriture et sans doute un peu d’argent de poche. Ses parents, des éleveurs, l’avaient confiée à cette famille appartenant vraisemblablement au même clan qu’eux car ils étaient trop pauvres pour s’en occuper.
Chez Moses
J’avais toujours envie de passer du temps avec une famille pour mieux comprendre le quotidien des Turkanas. Mais leur incompréhension de ce que je voulais, ou même de ce qu’était un touriste, et la barrière de la langue qui les inquiétait bien plus qu’elle ne m’inquiétait, ayant déjà vécu ce genre de situation ailleurs (comme au Ladakh), m’empêchait d’y parvenir.
Parmi les enfants et les adolescents avec lesquels j’avais pu échanger figurait Moses, un jeune garçon qui devait avoir environ 14 ans. S’il n’avait pas forcément compris le but de ma démarche, il avait la volonté de m’aider et me proposa de passer une nuit chez lui, dans l’awi de sa famille, à 2 ou 3 km de Kaaling. Ses parents étaient absents mais l’invitation fut confirmée le lendemain par son oncle, vendeur d’alcool à Kaaling. Il avait été décidé qu’il passerait me prendre vers 18h chez Mama Kafia. Il arriva donc vers 19h30. African time, comme on me dit souvent ici… Nous partions donc à la tombée de la nuit avec Moses, son oncle et ses deux frères. L’expérience serait très courte, jusqu’au lendemain matin seulement, mais je me consolais avec la joie affichée de Moses et ses frères de m’avoir avec eux. Autre agréable surprise, la grand-mère de Moses n’était absolument pas gênée par ma présence, et était même curieuse, n’hésitant pas à me poser des questions que Moses me traduisait en Swahili, puisque personne ne parlait Anglais. Elle m’interpella au sujet de sa petite-fille handicapée pensant que la médecine des Blancs y pouvait quelque chose. Malheureusement il n’y avait rien à faire pour cette fillette.

Le dîner fut un peu gênant pour moi puisqu’ils avaient préparé un plat uniquement pour moi, du riz et du poulet, la viande la plus chère ici, tandis que la famille se contentait de haricots uniquement. Évidemment, avant de les quitter le lendemain je leur donnerais largement de quoi rembourser cette coûteuse hospitalité. Après le repas, je discutais un long moment avec Moses et un de ses frères, toujours en Swahili. J’avais un vocabulaire très limité, mais le peu que je connaissais, et avec l’aide précieuse de Google Translate, nous parvenions à nous comprendre et à nous connaître un peu mieux. Il était finalement l’heure de dormir à la belle étoile. Je partageais ma natte avec Moses, son petit frère et d’autres membres de la famille dormaient sur des peaux de chèvres, l’un d’eux dormait même sur des sacs mis bout à bout…
Le lendemain je me réveillai tout naturellement avec le lever du soleil. Rapidement tout le monde était occupé avec les chèvres : il fallait faire sortir les chevreaux pour qu’ils puissent se nourrir auprès de leur mère avant de les rentrer dans une hutte et de faire partir le troupeau. Après une grande tasse de chai, le temps était déjà venu pour moi de quitter Moses, et, bientôt, de quitter Kaaling.



