« C’est dans la citadelle de Feroz Shah Kotla que je rencontrai mon premier soufi. » – William Dalrymple, 1ère phrase de son livre La Cité des djinns.
Delhi, Inde, décembre 2015. Les étrangers courageux qui prennent le temps de s’arrêter à Delhi malgré la surpopulation, le bruit constant et la pollution suffocante, découvrent avec plaisir de magnifiques vestiges du sultanat (du 12ème au 16ème siècle), comme le Qutub Minar, et de l’époque moghole (du 16ème au 18ème siècle) tels la Jama Masjid, le Lal Qila ou Humayun’s tomb. Ces derniers sont autant de noms au moins lus en feuilletant les pages d’un Lonely Planet ou d’un Guide du Routard.
Outre ces grands classiques, la capitale indienne possède de nombreux autres monuments de ces époques. Des palais, des mausolées, des mosquées, reconnaissables à leurs pierres rouges et à leur architecture caractéristique mêlant influences islamiques et hindoues. Si certains sont en bon état de conservation, beaucoup sont réduits à l’état de ruine, comme le fort de Hauz Khas village par exemple, le « Réservoir Royal » de la ville de Siri (bâtie au début du 14ème siècle et détruite pendant le court règne de Sher Shah Suri deux siècles plus tard), autrefois un lieu rassemblant les artistes et les intellectuels du sultanat, et qui est aujourd’hui un des endroits branchés de Delhi où les jeunes issus de la nouvelle bourgeoisie aiment se retrouver pour flâner parmi les nombreuses boutiques de produits artisanaux, ou pour manger, boire et danser, loin des codes traditionnels de l’Inde. C’est dans un de ces coins historiques peu fréquentés des touristes que je me rends aujourd’hui.
Des lettres adressées à des djinns
Je sors de la station de métro ITO, le terminus temporaire de la ligne violette, en attendant la fin des travaux qui prolongera la ligne jusque dans le vieux Delhi. Je continue à pied vers le Nord. Feroz Shah Kotla est juste avant le stade de cricket, près de la Khooni darwaza, la Porte sanglante, nommée ainsi après que les trois fils du dernier empereur moghol Bahadur Shah Zafar y furent tués par les Anglais pendant la Révolte des Cipayes en 1857. Cette citadelle (c’est le sens de kotla) du milieu du 14ème siècle est le seul vestige notable de l’ancienne ville de Ferozabad. On dit que Tamerlan serait venu y prier en 1398 au cours de son expédition dans le Nord de l’Inde pendant laquelle il massacra cent mille prisonniers avant de piller Delhi et de la laisser en ruine.
En m’approchant du site historique, je suis surpris : je ne m’attendais pas à voir autant de monde. Leurs tenues ne me laissent aucun doute sur la religion de la majorité d’entre eux. Sans être la règle, beaucoup de femmes sont en noir et voilées, et des hommes sont vêtus d’un qamis blanc, calotte sur la tête : ils sont musulmans. Dans l’allée menant aux ruines sont installés des vendeurs de fleurs, de sucreries et d’étoffes vertes (la couleur de l’islam) pour les offrandes tandis qu’en face d’eux se trouvent des vendeurs de brochettes et boulettes de viande. Quelques mendiants ont aussi pris place près de la grille. Le guichet vendant les tickets pour l’entrée du site archéologique est fermé, comme tous les jeudi après-midi, pour permettre aux gens de pratiquer un rituel religieux.

Peu après le portail, de la fumée s’échappe au-dessus d’un groupe de personnes déchaussées apportant offrandes et bâtons d’encens devant un mur noirci par la fumée. Plusieurs feuilles y sont accrochées. Je m’approche poussé par la curiosité. Si le texte est en Hindi, le premier mot est en Anglais : Djinn. Car c’est ça qui m’a amené ici : les gens considèrent que ces ruines sont un dargah et pensent que des djinns (souvent appelés en français des génies, comme celui de la lampe), vivent au milieu de ces pierres, et chaque jeudi soir ils viennent leur adresser des voeux par écrit. Cette lettre dit à peu près ceci* : « Djinn baba, j’ai passé mes examens, donne-moi de bons résultats et un travail de fonctionnaire près de chez moi. Donne-moi aussi du succès dans la chanson. Protège-moi. Salam. » Puis il termine en indiquant son nom et son adresse.
A l’image de cet étudiant, beaucoup de ces vœux accrochés un peu partout dans ces ruines sont finalement assez matérialistes, mais d’autres ont des souhaits plus généreux, tel ce jeune homme, qui avant de formuler lui aussi le voeux de devenir fonctionnaire (quand même), demande à ce que sa soeur se marie avec un garçon bien dans une bonne famille. Il ajoute qu’il souhaite pouvoir servir l’humanité et demande la bénédiction pour le pays et pour le monde. Un autre demande à être capable d’apporter le bonheur à sa fille et souhaite arrêter l’alcool. Touchante est la demande de cet indien adressée au « baba de Kotla Feroz Shah » d’intercéder auprès d’Allah qu’il pense fâché avec lui. En revanche, j’ai été étonné de découvrir la lettre d’une femme qui après l’avoir salué d’un « As salam aleykum« , demande à Allah de faire en sorte qu’un homme, dont elle est vraisemblablement la maîtresse, haïsse sa femme et se marie avec elle ! Le style de ces lettres est simple la plupart du temps. Elles reflètent une certaines confusion dans l’esprit de leurs auteurs qui semblent s’adresser tantôt à un djinn ayant le pouvoir de réaliser leurs voeux, tantôt à un djinn qui ne serait qu’un intercesseur, et tantôt à Allah lui-même.
Selon certains, cette tradition remonterait aux années 1970, lorsqu’un fakir appelé Laddoo Shah s’installa dans ces ruines. Mais la pratique d’écrire ce genre de lettres serait bien plus ancienne.
Quelques notions sur les djinns d’après le Coran
Dans le Coran les djinns sont des créatures créées d’un feu sans fumée (15.27 ; 55.15) et destinées à adorer Allah (51.56). Il y a parmi eux des bons et des mauvais djinns, ces derniers, dont Satan fait parti, étant destinés à l’Enfer (7.179 ; 18.50 ; 72.11). Allah a envoyé des prophètes aux djinns comme il l’a fait pour les hommes (6.130), et certains seraient devenus musulmans en écoutant le Prophète réciter le Coran (46.29 ; 72.1). Salomon avait des djinns sous son contrôle (27.17 ; 34.12). Le culte des djinns est normalement interdit (6.100 ; 34.41).
Une ambiance mystique sous la mosquée
Je suis interrompu dans mes pensées par un « Hello !« . Je me retourne et découvre un homme d’une quarantaine d’années. Mohamed – c’est son nom – ne connaît malheureusement pas plus d’anglais que ça, et nous devons nous débrouiller en Ourdou. Un homme plus jeune le rejoint bientôt un sac noir à la main contenant l’encens et d’autres choses nécessaires au rituel pour lequel Mohamed m’invite à le suivre. Je n’attendais que ça. Nous traversons le parc où des gens réunis en petits groupes mangent le biryani distribué gratuitement. Mes deux compagnons s’arrêtent faire leurs ablutions près des ruines de la mosquée. Je retire mes chaussures et les imite, me lavant mains, visage et pieds. Mohamed a la tête couverte par une calotte et me demande de me couvrir la tête également. Je n’ai rien d’équivalent, mais par chance, avec la fraîcheur de l’hiver, je suis sorti avec mon hoody. Je lui en indique la capuche et il est satisfait. Je peux donc continuer avec lui.
Pieds nus, nous pénétrons dans un corridor situé sous la mosquée. Des fleurs, des lampes à huile et des bâtonnets d’encens sont déposés par les gens venus ici prier Allah ou les djinns de résoudre leurs problèmes. Mohamed s’arrête à chaque endroit, et après avoir à son tour allumé de l’encens, récite d’une voix monocorde des prières que j’imagine être de l’arabe. Je ne cherche pas à comprendre ce qu’il dit. Je reconnais seulement la shahada (profession de foi des musulmans : « il n’y a de dieu qu’Allah et Muhammad est son prophète ») prononcée à la fin de sa prière.

Le corridor donne accès à des pièces sombres d’où sortent parfois quelques chauves-souris. A l’intérieur, quelques personnes prient dans une ambiance mystique réunies autour de la faible lumière des lampes à huile et respirant une fumée suffocante. Ici aussi des feuilles sont accrochées aux murs par des clous ou des bâtonnets déjà consumés coincés entre les pierres. Ce sont souvent des photocopies comprenant une photos d’identité. Parfois une carte de visite a été déposée parmi les fleurs, comme s’ils espéraient qu’un djinn allait les contacter.
Je suis derrière Mohamed quand au cours de sa prière j’entends sa voix trembler. Il me semble qu’il pleure. Je tends l’oreille et comprends en partie ce qu’il dit : « Allah ! j’ai des problèmes. Allah ! mon fils est malade… » Fasciné par cette ambiance et ces histoires de djinns et de voeux dignes d’un conte des Mille et une nuit, j’en avais oublié que les gens venant ici espéraient voir résolus des problèmes bien réels. Comme il me le confirmera plus tard, Mohamed est venu à Feroz Shah Kotla pour obtenir la guérison de son fils de 16 ans.

Le djinn du pilier d’Ashoka
Nous passons désormais à l’autre bâtiment, celui-là haut de plusieurs étages. Il comporte lui aussi des pièces où sont déposés des vœux et des offrandes. Du lait, du pain et des fruits secs sont aussi offerts ici pour les chats et les mangoustes (en hindi : nevla), dont certaines se laissent apercevoir parmi ces ruines. Au sommet de cette espèce de pyramide a été dressé un des piliers d’Ashoka, l’empereur du 3ème siècle connu pour sa conversion au Bouddhisme, sur lequel on peut encore voir gravés des textes écrits en Pali et Brahmi. Une grille a été installée autour mais les gens parviennent encore à le toucher en tendant le bras. Cette colonne bouddhiste noircie et usée par des milliers de doigts porterait chance d’après les musulmans : un genius loci y résiderait, le djinn maître des lieux surnommé Laat wale baba (le saint du pilier). Dans le parc, un ancien puit à degré circulaire (un baoli) de la même époque est lui aussi l’objet d’une croyance étonnante. Mohamed y jette plusieurs boules de farine pour nourrir des anges qui y habiteraient, après avoir prié le visage contre la grille (l’accès au puit est interdit par sécurité).
Nous nous asseyons près du puit tous les trois pour grignoter des mithaïs (sucreries) offertes par quelque association musulmane. Mohamed m’explique qu’il va maintenant se rendre au dargah de Nizamuddin, à quelques kilomètres plus au Sud, non loin de la magnifique tombe d’Humayun, pour prier cette fois un pir (un saint soufi), un des vingt deux saints de Delhi, pour la guérison de son fils. Je vais moi aussi bientôt partir, après un nouveau tour au milieu de ces vieilles pierres, dans la lumière orangée des lampes à huile, dans un de ces endroits magiques de la cité des djinns.
* Je remercie mon hélicelle qui m’a offert son aide précieuse pour ces traductions indiscrètes…
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