La tradition du Kabootar baazi

A la recherche d’un kabootar baaz

Delhi, Inde, janvier 2016. Ça y est ! J’y suis ! Et c’est magnifique ! Je suis avec Salim et Imran sur un des plus hauts toits du coin, au coeur de l’ancienne Shahjahanabad, à une centaine de mètres de la Jama Masjid, l’immense mosquée pouvant accueillir 25.000 personnes, dont je vois les dômes de marbre blanc et les minarets de grès rouge, et pas très loin du Lal Qila, le « Fort Rouge », que je distingue malgré l’épaisse brume hivernale. Mais ça n’a pas été très facile.

Shahjahanabad est plus connue aujourd’hui sous le nom de Old Delhi (Purani dilli en hindi). L’empereur moghol Shah Jahan (le Roi du Monde) la fit bâtir au 17ème siècle pour y déplacer sa capitale, qui était alors Agra, après la mort de sa femme favorite, célèbre pour sa beauté qui lui valut le surnom de Mumtaz Mahal, la Merveille du Palais. C’est pour elle qu’il commanda le célèbre Taj Mahal, devenu un des symboles de l’Inde, devant lequel des couples du monde entier veulent se photographier.

Mumtaz Mahal décéda prématurément à l’âge de 37 ans, trois ans seulement après l’accession au trône de Shah Jahan, en mettant au monde son quatorzième enfant (dont sept atteignirent l’âge adulte) en seulement 19 années de mariage ! Shah Jahan avait auparavant eu deux enfants de ses deux premières épouses.

La suite n’est guère romantique : Shah Jahan, dont le harem ne suffisait apparemment pas, se fit remarquer par une sexualité insatiable qui le poussait à séduire les épouses des nobles de la cour. Plusieurs auteurs contemporains, notamment François Bernier, rapportèrent même des rumeurs d’inceste avec sa fille Jahanara, première fille de Mumtaz Mahal.

Selon Jean-Baptiste Tavernier, alors qu’il était âgé de 65 ans, le Grand Moghol tombat sous le charme d’une jeune fille de 12 ou 13 ans. Les stimulants qu’il prit afin d’assouvir sa passion le rendirent malade, et la nouvelle entraîna une guerre de succession entre ses fils. C’est le troisième, Aurangzeb, qui s’empara du Trône du Paon. Shah Jahan se remit finalement de sa maladie mais dut passer les huit dernières années de sa vie à Agra, emprisonné dans le Fort Rouge, d’où il pouvait voir le Taj Mahal.

Mes recherches m’ont d’abord conduit à un temple dans une petite rue, dont la porte avait une cage pour pigeons à sa gauche, et une cage pour perroquets à sa droite. J’ai ensuite traversé le bazaar qui fait face à la Gate 2 de la Jama Masjid, j’ai marché au milieu des paan wallas, des vendeurs de dattes, de biryanis, de brochettes de viande, de phirni (riz au lait avec des graines de cardamome présenté dans des pots de terre cuite), de vêtements, de lunettes de soleil, de pièces de monnaie, parfois très anciennes – avis aux numismates -, de fruits secs, d’épices, etc. Je me suis au passage frayé un chemin au milieu d’une foule pour découvrir la raison de leur attroupement : un homme vendait des jadi buti dava (médecine traditionnelle à base de plantes souvent plus proche du charlatanisme) présentés comme de puissants stimulants sexuels… Puis je suis passé devant d’autres vendeurs de jadi buti dava : une vieille femme qui semblait ne pas se rendre compte que je ne comprenais pas grand chose à ce qu’elle me disait, si ce n’est qu’elle voulait me vendre des médicaments pour ma peau et pour ma calvitie naissante ; un jeune homme qui m’interpella d’un « hair out ho gaya« , magnifique mélange d’Anglais et d’Hindi, du pur Hinglish en fait, mais qui ne m’a pas convaincu d’acheter un bout de bois pour faire repousser mes cheveux perdus le long des kilomètres de route parcourus ces dernières années. Puis, face au Lal Qila, j’ai trouvé le Kabootar market, le « marché aux pigeons », où on m’a présenté à un kabootar baaz (un dresseur de pigeons) de haut rang : un Ustad, ou Maître. Mais ni lui ni aucun des autres amoureux de ces oiseaux présents n’ont accepté de m’ouvrir les portes de leur passion.

C’est près de la Gate 1 de la Jama Masjid que j’ai enfin trouvé quelqu’un disposé à m’aider. Coincé entre une librairie islamique et un boucher exposant à la vue des passants têtes et pieds de chèvres sous un nuage de mouche, ce petit homme caché derrière son grand journal répondant au doux nom d’Abdul Hakim (le Serviteur du Sage) était assis derrière une minuscule table couverte de bouteilles miniatures. Originaire du Bengale, il vend de l’attar à Delhi depuis près de trente ans (quand je reviendrai plus tard pour le remercier de son aide, il déposera quelques gouttes d’essence de jasmin sur le dos de ma main, selon la coutume des musulmans d’ici). C’est grâce à lui que j’ai obtenu le nom d’une madrassa (école coranique) d’où on m’a guidé jusqu’au bout d’une gali étroite et sombre parcourue par des chèvres à chemises (quoi de plus normal, c’est l’hiver après tout !), au pied d’un étrange escalier que j’ai monté seul dans l’obscurité jusqu’au toit de l’immeuble à la rencontre de Salim.

Salim, 27 ans, Shaagird

J’observe Salim qui fait voler sa cinquantaine de pigeons. Des dizaines d’autres encore en cage viendront plus tard les rejoindre, quand ils seront prêts. Salim a 27 ans et s’est mis au Kabootar baazi il y a 2 ans. Il est Shaagird, c’est-à-dire qu’il est un dresseur de pigeon peu expérimenté, littéralement un disciple. Son ami Imran qui vient tous les jours vers midi avec lui est Khaleefa, un ton au-dessus dans la hiérarchie dominée par l’Ustad. Il y a une trentaine d’Ustads à Delhi ; le père de Salim en fait partie. Les pigeons de Salim ne coûtent pas très chers, pas plus de quelques centaines de roupies, loin des 10.000 roupies pour ces énormes pigeons blancs importés d’Australie vus au kabootar market. Mais la totalité de ses pigeons coûtent plusieurs fois le salaire moyen indien, auquel il faut ajouter la nourriture et les soins : le Kabootar baazi n’est pas un hobby de pauvre.

Salim faisant voler ses pigeons au-dessus des toits de Old Delhi
Salim faisant voler ses pigeons au-dessus des toits de Old Delhi

Je le regarde pousser ses cris étranges, des « Ah ! Ah ! », des « Uh ! Uh ! », et agiter tantôt une espèce de filet qui lui permet d’attraper des pigeons, tantôt un chiffon noué au bout d’un bâton. Les pigeons connaissent leur toit et connaissent Salim, ses cris, sa voix. Il jette des graines par terre, parfois mélangées avec du ghee (beurre clarifié), parfois des préparations de fruits secs, et les pigeons reviennent, picorent, jusqu’à ce que Salim saisisse à nouveau son filet et les force à s’envoler encore et encore. J’assiste à rien de moins qu’à un entraînement sportif. Il doit rendre ses pigeons plus forts et plus endurants. Il y a en effet deux types de compétitions de dressage de pigeons : le haqaana, la course, et le ladaana, où il faut parvenir à capturer les pigeons d’un autre dresseur. Salim prépare les siens pour la course.

La passion des pigeons

Quand j’avais entendu parler de cette tradition moghole qui perdurait en Inde et au Pakistan – c’était dans un article du Hindu sur une compétition qui avait eu lieu à Agra le 25 décembre – j’avais du mal à comprendre l’intérêt de ce sport. C’est pour cela que je suis revenu plusieurs fois regarder Salim au milieu de ses pigeons, toujours silencieux, concentré. Presque chaque jour, des visiteurs venaient aussi le voir, et parlaient des pigeons en connaisseurs.

« Celui-ci est un Penjabi, non ?

– Lequel ?

– Le gros là-bas.

– Oui, c’est un Penjabi… »

Aujourd’hui, ce n’est pas Salim qui m’intéresse. J’ai compris le principe de son dressage. Je reste un long moment debout à observer autour de moi ce qui se passe sur les autres toits. Près de moi, en contre bas, il y a cet homme, torse nu, une petite bassine devant lui, en train de se teindre les cheveux au henné, pratique répandue chez les musulmans, obéissant en cela à un ordre de leur Prophète. Plus loin, de l’autre côté d’une madrassa, des chèvres se serrent sur les quelques mètres carrés d’une terrasse. Ailleurs, ce sont des pare chocs qui sont empilés, indiquant sans doute la présence d’un vendeur de Chor Bazaar (littéralement le « marché des voleurs » !) au rez de chaussée. Surtout, il y a autour de nous une douzaine d’autres dresseurs de pigeons. Ils sont toujours plusieurs, des copains, des frères, des pères avec leurs fils, agitant filets et bâtons et donnant des ordres en poussant des cris imitant ceux des oiseaux.

C’est désormais un vieil homme qui m’occupe. Sur son toit il a installé une grande cage de 2 mètres de hauteur sur 3 mètres de largeur. Il semble préoccupé par un pigeon que je suppose malade. Il le tient dans ses mains et le nourrit avant de lui donner à boire. Je l’imagine 40 ou 50 ans plus tôt, sur un de ces toits, faisant lui aussi voler ses pigeons, et participant aux concours de kabootar baazi sur les toits d’une Purani Dilli qui a beaucoup changé depuis.

Salim soignant un pigeon blessé par un cerf volant
Salim soignant un pigeon blessé par un cerf volant

Il y a aussi ces deux garçons, sur une terrasse plus basse. Ils doivent avoir 10 ou 12 ans et eux aussi ont leurs pigeons – j’en compte sept – qu’ils essaient de dresser. Ils ont sans doute les ailes attachées puisqu’ils ne volent pas, mais trottent, à la recherche d’une graine oubliée ici ou là. Ces gamins imitent avec leur moyens plus limités leurs aînés dont ils partagent la passion qui semble décidément loin de disparaître. La transmission est assurée.

Cela fait plus d’une heure que les pigeons volent autour du toit en terrasse. Il est l’heure de rentrer. Imran ouvre la grille et descend ouvrir les cages. Salim jette les graines en bas, en répétant « Ao ! Ao !« , « Venez ! Venez ! » en Ourdou. Ses pigeons doivent se reposer maintenant. Ils se sont beaucoup entraînés ces dernières semaines pour le grand jour, demain déjà, où à l’occasion du Republic Day, une grande compétition de kabootar baazi sera organisée à Old Delhi. Les pigeons pourront ensuite se reposer jusqu’à l’hiver prochain. Je redescends avec Salim et Imran et les suis un moment dans la ruelle. Puis vient le temps de se séparer. Nous nous serrons la main et je le remercie de m’avoir fait découvrir sa passion : « Shukriya« .

Sur Delhi, son histoire et sa culture, vous pourriez lire :

Les Djinns de Feroz Shah Kotla

• La Cité des djinns de William Dalrymple, le chapitre 7 décrit un jeune kabootar baaz

The Big Snail

4 commentaires

  1. Merci pour ce récit, très intéressante découverte. Ces toits qui dominent la ville sont des lieux à découvrir. Cela me donne envie de me perdre à nouveau dans le dédale qu’est Old Delhi et d’y faire des rencontres!
    Benoît

    Aimé par 1 personne

    • J’ai découvert récemment Old Delhi, passant plus de temps au Sud de Delhi. A l’avenir je m’y attarderai davantage, j’ai beaucoup aimé l’atmosphère

      J’aime

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