François Bernier a eu l’occasion d’assister à des combats d’éléphants pendant son séjour à Delhi, ou Jahanabad comme on l’appelait à cette époque. Ce spectacle lui avait laissé une impression mitigée, gêné par sa cruauté. Mais ce n’est pas forcément celle à laquelle on penserait de prime abord.
« Il faut ici vous faire part d’un divertissement par où finissent ordinairement ces fêtes et qui nous est inconnu en Europe : c’est le combat des éléphants que le roi, les dames de la cour et les omerahs¹ voient de divers appartements de la forteresse et qui se fait devant tout le peuple dans cette grande place sablonneuse qui regarde la rivière.
L’on fait une muraille de terre de trois ou quatre pieds de largeur et de cinq ou six de hauteur ; les deux éléphants qui doivent combattre s’en viennent de front, l’un d’un côté de cette muraille et l’autre de l’autre, chacun ayant deux conducteurs dessus, afin que si le premier, qui est sur les épaules et qui a le grand crochet de fer à la main pour faire tourner l’éléphant à droite et à gauche, vient à tomber, le second, qui est sur le derrière, se jette aussitôt en sa place. Ces quatre conducteurs animent chacun leur éléphant au combat et à passer vigoureusement sur son ennemi, tantôt en leur parlant doucement et tantôt en les querellant comme des lâches et les talonnant très rudement. Quand ils ont ainsi été longuement poussés et animés, alors on voit ces deux grosses masses venir à la muraille, s’aborder lourdement et se donner de si terribles coups de dents, de tête et de trompe qu’on dirait qu’ils s’iraient crever l’un l’autre. Ce combat continue quelque temps, cesse et recommence par plusieurs fois jusqu’à ce que, la muraille s’étant éboulée, le plus courageux des deux passe sur l’autre, lui fait tourner le dos, le poursuit à coups de dents et de trompe et s’acharne tellement après qu’il n’y a pas moyen de les séparer, si ce n’est avec des cherkys qui sont certains feux d’artifice qu’on jette entre deux (…). Au reste, le combat des éléphants ne serait pas trop désagréable à voir s’il n’était un peu trop cruel à cause qu’il arrive souvent que quelques-uns de ces pauvres misérables conducteurs sont foulés aux pieds et y périssent, car les éléphants dans le combat ont cette malice qu’ils tâchent surtout de frapper de leur trompe et d’attirer en bas le conducteur de leur adversaire ; et c’est pour cela que le jour que ces pauvres conducteurs savent qu’ils ont à faire combattre les éléphants, ils disent adieu à leurs femmes et à leurs enfants, comme s’ils étaient condamnés à la mort. Ce qui les encourage et les console, c’est que quand ils échappent et qu’ils s’acquittent bien de leur devoir, le roi augmente leur paie et leur fait donner sur l’heure un sac de peyssas², ce qui vient à être environ cinquante francs ; ou s’ils y demeurent, il fait laisser la paie pour la veuve et l’office au fils quand il y en a. Un autre malheur accompagne souvent ce combat : c’est que dans cette grande foule de monde qui s’y trouve ordinairement, il y en a toujours quelques-uns attrapés qui sont renversés par l’éléphant ou foulés aux pieds des chevaux et des hommes qui s’écartent et fuient tous tout d’un coup et tombent les uns sur les autres lorsque les éléphants sont en furie et que l’un poursuit l’autre, de sorte qu’on ne peut voir ce jeu-là de près qu’avec danger. Pour moi, la seconde fois que je le vis, je me repentis assez de m’être si fort approché et si je n’eusse eu un bon cheval et deux bons valets, je crois que je l’aurais payé cher aussi bien que beaucoup d’autres. »
¹ Omerah : nobles de la cour
² Peyssa : paisa, pièce de monnaie valant 1/40e de roupie. Ce mot est toujours utilisé dans le language courant en Inde, comme en France le mot « sou »
Source :
• François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole – Les voyages de François Bernier (1656-1669), Lettre à Monsieur de la Motte Le Vayer, pp. 273-275