Ascèse et magie des yogis

Depuis l’antiquité, les Européens avaient entendu parler de ces gymnosophistes de l’Inde, de ces saints philosophes qui vagabondaient nus après avoir renoncé au monde. François Bernier rencontra souvent ceux que les voyageurs appelaient alors des fakirs, et décrivit les mortifications et les privations auxquelles ils se soumettaient avec un regard critique, voire condescendant. Il entendit aussi parler de leurs pouvoirs magiques, mais l’esprit rationnel de notre aventurier du XVIIe siècle ne se laissait pas abuser facilement.

« Entre une infinité et diversité très grande de fakirs ou, comme on voudra dire, de pauvres derviches, religieux ou santons gentils des Indes, il y en a un grand nombre qui ont comme une espèce de couvent où il y a des supérieurs et où ils font une sorte de voeu de chasteté, pauvreté et obéissance, et qui mènent une vie si étrange que je ne sais si vous pourrez le croire. Ce sont pour l’ordinaire ceux qu’on appelle yogis, comme qui dirait unis avec Dieu ; on en voir quantité de tout nus assis ou couchés les jours et les nuits sur les cendres, et assez ordinairement dessous quelques-uns de ces grands arbres, qui sont sur les bords des talabs ou réservoirs, ou bien dans des galeries qui sont autour de leurs deüras ou temples d’idoles. Il y en a qui ont des cheveux qui leur tombent jusqu’à mi-jambe et qui sont entortillés par branche comme ce grand poil de nos barbets, ou plutôt comme les cheveux de ceux qui ont cette maladie de Pologne qu’on appelle la plique. De ceux-là, j’en ai vu en plusieurs endroits qui tenaient un bras, et quelquefois tous les deux élevés et tendus perpétuellement en haut par-dessus leurs têtes et qui avaient au bout des doigts des ongles entortillés qui étaient plus longs, selon la mesure que j’en ai prise, que la moitié de mon petit doigt. (…)

J’en ai vu plusieurs qui par dévotion faisaient de longs pèlerinages non seulement tout nus, mais chargés de grosses chaînes de fer, comme celles qu’on met aux pieds des éléphants ; d’autres qui part un voeu particulier se tenaient les sept ou huit jours debout sur leurs jambes, qui devenaient enflées et grosses comme leurs cuisses, sans s’asseoir, ni sans se coucher, ni sans se reposer autrement qu’en se penchant et s’appuyant quelques heures de la nuit sur une corde tendue devant eux ; d’autres qui se tenaient les heures entières sur leurs mains sans branler, la tête en bas et les pieds en haut (…)

Un de ces fakirs modernes

Il y en a d’autres bien différents de ceux-ci qui sont d’étranges personnages ; ils vont quasi perpétuellement voyageant deçà, delà  ; ce sont gens qui se moquent de tout, qui ne se mettent en peine de rien ; gens à secrets qui, à ce que le peuple dit, ne savent pas moins que de faire de l’or et préparer si admirablement le mercure qu’un ou deux grains pris tous les matins remettent un corps en parfaite santé et fortifient tellement l’estomac qu’il digère très bien et qu’on les peut faire piquer l’un l’autre sur le pouvoir de leur science ou yogisme, on leur voit faire de tels tours à l’envi l’un de l’autre que je ne sais si Simon Magus en aurait fait davantage, car ils devinent ce qu’on pense, font fleurir une branche d’arbre et lui font porter du fruit en moins d’une heure, mettent couver un oeuf qu’on leur donne dans leur sein et font éclore en moins d’un demi-quart d’heure tel oiseau qu’on veut, qu’ils font violer dans la chambre, et ainsi de je ne sais combien d’autres prodiges. (…)

Vous voyez que j’entends toujours si ce qu’on en dit est véritable, car pour moi, avec toute ma curiosité, je ne suis jamais de ces heureux qui se trouvent présents à ces sortes de grands coups et même, quand par hasard je me trouve à quelques-uns de ceux que l’on croit étranges, je vais toujours cherchant si la chose ne se pourrait point faire par quelque tromperie, artifice ou souplesse de main, et je suis même quelquefois assez malheureux ou heureux pour trouver la fourbe ».

Source :
François BernierUn libertin dans l’Inde moghole, Les voyages de François Bernier (1656-1669), Lettre à Monsieur Chapelain pp.316-323

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