Lorsque Niccolo Manucci parcourait les Indes, la médecine européenne n’avait fait pratiquement aucun progrès depuis l’Antiquité et ses références étaient toujours Hippocrate et Galien. Elle était toujours basée sur la théorie des humeurs selon laquelle la santé dépendrait de l’équilibre entre les éléments composant le corps : sang/air, phlegme/eau, bile/feu et atrabile/terre.
Cela n’empêchait pourtant pas la médecine farangie d’avoir bonne réputation dans l’empire du Grand Moghol, comme le nota Manucci : « Je savais par expérience que les médecins européens étaient tenus en grande estime par les mahométans ».
Manucci profita de cette bonne opinion pour s’improviser médecin. Le récit de sa vie contient ainsi la description de plusieurs remèdes qu’il employa pour soigner ses patients, donnant un petit aperçu des compétences des européens aventuriers et médecins venus aux Indes chercher fortune, mais aussi des conditions de travail dans un pays musulman où, par exemple, une femme, qui plus est une princesse, ne pouvait se montrer facilement à un homme.
Voici un petit florilège représentatif principalement tiré de l’ouvrage de Manucci :
Saignée
« La princesse me manifesta une grande amitié pour m’être occupé d’elle et l’avoir saignée à plusieurs reprises, en sus des visites fréquentes que me demandait sa goutte. Reconnaissante envers son médecin, elle me faisait fréquemment parvenir des friandises, comme il est d’usage chez les dames avec ceux qu’elles estiment. Lorsque je la saignais, elle tendait le bras par le rideau, tout enveloppé, à part une petite plage à nu, large d’environ deux doigts et proche de la veine. Pour ce service, elle me donnait quatre cents roupies et un sarapa en cadeau, et je la saignais régulièrement deux fois par an. »
« En général on saigne les princes et les princesses deux fois au cours du mois de mars, et l’intervalle entre les deux saignées n’excède pas vingt-quatre heures. On commence l’opération une demi-heure avant le coucher du soleil. Trois jours plus tard ils prennent une purge ; mais, s’il est besoin, on n’attend pas trois jours, et l’on agit en fonction du cas. Au mois de septembre, on procède selon la même méthode.
La première fois que je fis une saignée à Shah Alam, on m’avait convoqué au mahal, ou palais, comme on sait, et j’allai dans le sérail. Il me tendit son bras, s’informant si ses veines étaient bien visibles et me demanda si j’allais le faire souffrir en le saignant. En entendant cette question je me saisis de son bras, l’observai et remarquai immédiatement que la veine pouvait être percée sans la moindre difficulté : il serait tout-à-fait content. Je fixai rapidement à son bras une bande sans trop serrer la peau. Comme je me saisissais de ma lancette pour faire l’incision, il m’arrêta, et me dit que je devais étendre et bien frotter le membre, à l’instar des autres saigneurs. Je répondis que Son Altesse n’avait pas besoin d’avoir peur et que je savais ce que je faisais.
Je pris de nouveau le bras en main et me livrai tout de suite à l’incision, ouvrant la veine sans aller aussi profond que d’autres praticiens : ainsi, on n’est pas obligé d’attendre plusieurs jours avant de pouvoir faire un geste. Je remarquai à cette occasion que le prince manifestait une certaine crainte, détournant le visage jusqu’à ce que le sang eût cessé de couler. On se sert dans ces occasions d’un ensemble de balances et de poids en argent ; la cuvette qui reçoit le sang est aussi en argent.
Sur le sol, on étend une grande étoffe afin de ne pas salir tapis et draps qui recouvrent le sol ; on jette un autre tissu, de dimensions plus modestes, sur le corps du prince. Tous les princes de l’entourage assistent à l’opération, tout comme le principal eunuque et quelques sous-eunuques qui sont là en tant que témoins. L’un d’eux a la charge de jeter un peu de charbon de bois dans le sang que l’on a tiré de la veine, ainsi qu’un petit morceau de fer, quelques pièces de monnaie et quelques grains de raisins pour conserver le sang. À la suite de toutes ces cérémonies, on enterre le sang dans le jardin, après toutes sortes de pratiques traditionnelles et superstitieuses. Dès que l’incision a été faite, tous ceux qui sont présents font de profondes révérences, en disant ces mots : «Puisse la saignée vous être salutaire !» On suit le même cérémonial pour une princesse. Enfin, dès que le chirurgien a quitté la pièce, on distribue des gratifications. »
Clystère
« Une vieille femme frappa chez moi, pour m’annoncer que la femme du qazi, très-malade, posait un cas désespéré aux médecins persans et indiens (…).
À peine dans la maison, je tâtai le pouls de la patiente : la crise se faisait à chaque seconde plus sérieuse ; ce pouls presque imperceptible ne me disait rien qui vaille, mais quel organe pouvait avoir engendré ce mal ? Je me fiai à plusieurs expériences que j’avais faites en mon privé et aux questions que je posais. Je me raclai l’esprit pour trouver quelque chose à donner à la patiente qui pût lui faire du bien. Je m’enquis de sa garde-robe, et l’on me dit que depuis des jours elle ne savait plus ce que c’était de bouger. Cela me suffit pour mettre en route mon traitement : il n’y avait rien d’autre à faire, dis-je à la vieille femme, que d’administrer un clystère.
(…) quelle substances employer, à quels instruments recourir pour cette merveilleuse opération ? Je ne cessai de remuer l’affaire en tous sens, et je finis par me souvenir qu’on m’avait administré à Goa des lavements qui étaient une mixture faite de mauve, d’endive sauvage et de diverses herbes, où l’on avait ajouté un soupçon de son, de sucre roux, de sel, d’huile d’olive et de Canna fistula. Je me procurai ces ingrédients, dont je fis la concoction ; le plus difficile cependant était de trouver l’instrument. À cette fin j’envoyai chercher un pis de vache et, en guise de canule, je pris un morceau d’un tube de hookah, cette pipe à travers laquelle les mahométans aspirent leur tabac. Je réussis à ajuster le tout proprement, le tuyau bien fixé au pis, après avoir empli ce dernier, et délivrai le remède entre les mains de la vieille non sans lui en expliquer le mode d’emploi ; elle devait ensuite revenir me donner des nouvelles de l’opération. Je trouvai bon de la prévenir que si, au bout de trois heures le lavement n’avait pas fait son effet, toute chance de survivre était ôtée à la patiente. »
Pierre de bézoard
« Je me rendis à son chevet pour constater qu’elle avait recouvré la parole et reconnaissait désormais ceux qui l’entouraient. Quel progrès depuis ces derniers jours, où, comme on me l’apprit, elle ne remettait pas les traits de ses visiteurs et restait prostrée ! J’estimai qu’il convenait de continuer à décharger d’abord la nature, et le léger laxatif que je lui prescrivis devait être pris à dose quotidienne jusqu’à ce que le système fût nettoyé. Puis, du bouillon de poulet, de la pierre de bézoard devaient lui redonner ses forces ; en peu de jours, elle fut de nouveau sur pied. »
Cordiaux
« Entre autres trouvailles, je ferais bien de mentionner les cordiaux que j’ai fabriqués sans souci de leur prix et qui eurent des effets merveilleux dans certains cas comme beaucoup peuvent en témoigner. Pour ma part, je n’en produits que depuis peu de temps, ne souhaitant pas imiter ceux qui, plus intéressés par l’or que par la santé de leurs semblables, fabriquent des mixtures à base de n’importe quoi qu’ils baptisent cordiaux. »
On en sait un peu plus sur les cordiaux de Manucci grâce à Biron, qui explique dans son chapitre sur les bézoards : « J’ai aussi une pierre cordiale composée par Manouchi Médecin de Madras sur la côte de Coromandel. Il la vend un écu l’once. Je ne sai point ce qui entre dans la composition : ce médecin en fait un très-grand secret. »
Graisse humaine
« Un autre cas me rendit célèbre dans tout le royaume. Voici ce qu’il en fut : Fidae Khan avait condamné à la décollation un puissant qui s’était rebellé et avait mis à sac maint territoire du roi ; beau-frère du qazi de Lahore, il avait pour nom Thika Arain et sa corpulence était des plus considérables, au point que je songeai à prélever sur lui ainsi que sur son complice, autre obèse, une appréciable quantité de graisse humaine. J’en touchai un mot à Fidae Khan, soulignant que j’avais grand besoin de trouver cet ingrédient : puisque l’occasion s’en présentait, pourrait-il donner l’ordre que l’on récupérât la graisse de ces deux condamnés ? Il enjoignit au kotwal d’y veiller et celui-ci, pour lui obéir, envoya deux hommes qui devaient opérer. C’est ainsi que j’obtins dix-huit sères, ou encore cinq cent quatre once, de graisse pure.
(…) il mit le sujet sur le tapis : la graisse de son beau-frère, je m’en servais comme médicament, n’est-ce pas ? Mais dans quels cas ? Et moi, à mille lieux de me douter du piège, de répondre naïvement que ce n’était pas un remède qu’on prenait par la bouche, mais qui servait simplement à préparer des onguents pour soigner les maladies nerveuses.
(…) il voulait un médicament pour sa toux, je lui indiquai différents remèdes et mentionnai, très-indiquée à son âge, la «gomme humaine». Et lui de me répliquer qu’il en avait déjà pris, mais en pure perte. À ces mots, je lui fis observer en souriant que, franchement, il n’y avait rien de scandaleux à prendre de la graisse humaine par la bouche comme médicament, quand par ailleurs il n’avait pas de scrupule à manger de la chair et de la graisse humaines, car c’est ce que signifie le mot gomme humaine. Il ne put s’empêcher de rire et conclut que de telles médicaments ne se devaient prendre que dans le privé, afin que personne ne fut au courant. »
L’anneau anti coliques
Peut-être ne serez-vous pas fâché d’apprendre un autre remède dont je n’ai pas fait l’expérience, mais qui m’a été enseigné par un médecin habile (il s’agit de Manucci), venu d’Europe, qui s’est fait une grande réputation à la cour du Grand Mogol, où il a demeuré quarante ans. Il m’a assuré que son remède est infaillible contre toute sorte de colique. Il faut, dit-il, avoir un anneau de fer d’un pouce et demi ou environ de diamètre, et gros à proportion ; le faire bien rougir au feu, et faisant étendre le malade sur le dos, lui appliquer l’anneau sur le nombril, en sorte que le nombril serve comme de centre à l’anneau. Le malade ne tardera pas à en ressentir l’ardeur. Il faut alors le retirer promptement : la révolution subite qui se fera dans le bas-ventre dissipera en peu de temps toutes les douleurs. Il se fait garant du prompt effet de ce remède et m’assure qu’il s’en est toujours servi aux Indes avec succès.
Source :
• Niccolo Manucci, Un Vénitien chez les Moghols
• C. Biron, Curiositez de la nature et de l’art, aportées dans deux voyages des Indes ; l’un aux Indes d’Occident en 1698. & 1699. & l’autre aux Indes d’Orient en 1701. & 1702. Avec une relation abrégée de ces deux voyages
• Lettre du P. Martin au P. de Villette dans Lettres édifiantes et curieuses des Jésuites de l’Inde au dix-huitième siècle, p.155
Si ce thème vous intéresse, vous apprécierez sans doute ce livre traitant de la médecine de l’époque et contenant quelques biographies de médecins aventuriers, dont celle de Manucci :
• Françoise Valence, Médecins de fortune et d’infortune – Des aventuriers français en Inde au XVIIe siècle