Scorbut et autres maladies

Ces longs voyages dans des conditions d’hygiène mauvaises, comme nous l’avons vu dans l’article précédent, occasionnaient bien des maladies. Parmi elles, celle qui nous vient aussitôt à l’esprit est le scorbut. Robert Challe parle de quelques malades à bord de l’Écueil atteints de cette maladies alors qu’ils font leur deuxième escale, sur l’île de Mohéli, dans les Comores :

« Du vendredi 23 juin 1690

Nous sommes entrés ce matin à Moali. Je vas à terre faire préparer une tente pour nos malades, au nombre de seize, presque tous attaqués du scorbut. » (t1, p.372)

Ils seront, heureusement, tous guéris grâce à cette escale, où on peut supposer qu’ils ont pu bénéficier d’une nourriture plus équilibrée à terre.

Malgré tout, plus le temps passe, plus les malades se multiplient, et avec eux, le nombre de morts, qu’on jetait à la mer un boulet de canon accroché aux pieds, comme le voulait la coutume. En voici un exemple, alors qu’ils sont dans le Golfe du Bengale :

Du lundi 20 novembre 1690

Il est venu cette nuit un petit vent de Nord-Est qui est bien près. Nous tirons avec lui au court bâton. Nous avons soixante-quatre malades, & presque tous de fièvres chaudes, qui font des contes, dans leurs accès, dont on ne peut s’empêcher de rire malgré la pitié qu’on en a.

Du mercredi 22 novembre 1690

Nous avons vu terre ce matin, & c’est heureusement cette île de Chadube que nous cherchions. M. du Quesne y a envoyé trois chaloupes. Dieu veuille qu’elles en reviennent bien chargées, car toute l’escadre a besoin de viande fraîche, tous les vaisseaux ayant pour le moins autant de malades que nous. Je ne compte plus les morts ; mais, très assurément, il y a présentement sur l’escadre plus de quatre cents hommes hors de service. Notre navire ressemble plutôt à un hôpital qu’à un vaisseau de guerre. Lieutenant, sous-lieutenant, aumônier, missionnaire, maître-canonier, premier pilote, tout est malade : nous n’avons pas la moitié de nos gens en bonne santé. Au diable le climat. Je consens d’y être pendu si j’y reviens. (t2, p.106, 107)

Ou encore là, avec une suspicion de peste alors qu’ils traversent l’Atlantique pour leur dernière escale. On ne peut en tout cas éviter d’y songer lorsqu’il raconte les habitudes alimentaires de certains marins :

Du mardi 22 mai 1691

Toujours de même ; point de changement : pluie, calme, & vent par intervalle. Nous avons cinquante-deux malades, tant soldats que matelots, & le nombre en augmente tous les jours. Il court un bruit de charbons de peste qui ne me plaît point ; ce qui nous oblige, M. de La Chassée & moi, à boire tous les matins de l’eau-de-vie avec de l’ail pilé dedans, & de sabler ou avaler tout d’un coup cet ail pilé. Cela pue à ne se pouvoir pas souffrir l’un l’autre. Il appelle cela chasser le diable au nom de Belzébut.
(…)
Du samedi 26 mai 1691

Toujours bon vent, & beau temps. Il est mort cette nuit deux matelots. À peine ont-ils été expirés que les mamelles, le dessous des aisselles & tout le tour du nombril sont devenus plombés & verdâtres. Ceux-ci ne coûteront point d’écriture : on a tout jeté, Propter causam gravem.

Du dimanche 27 mai 1691

Toujours de même, & la chaleur un peu modérée par le vent. On a trouvé aujourd’hui de gros vers blancs dans notre biscuit. On dit que c’est l’ordinaire, & qu’on ne doit pas s’en étonner. Ce n’est donc point cela qui me fait le plus de peine. C’est la mort fréquente de nos matelots, & le genre de la maladie dont ils meurent. J’ai dit ci-dessus que je crois que toute la mateloterie a le diable dans les dents. Nous avons ici un nommé René Le Gallic, qui mange les rats, & dit qu’ils valent mieux que les lapins : & les vers qui sont dans le pain sont pour lui du beurre & des confitures ; il les étend dessus, & croque tout ensemble.

(…)

Du mercredi 30 mai 1691

Toujours bon vent, & bonne route. Il nous est encore mort un matelot cet après-midi, & toujours de la même maladie. Le cadavre faisait horreur ; & ceux qui ne pouvaient ni ne voulaient le voir étaient malgré eux forcés de le sentir.

(t2, p.348-350)

Pour soigner ces malades, on leur donnait des tisanes, des bouillons, et bien sûr, chose courante à l’époque, le chirurgien de bord leur faisait des saignées. Challe n’avait absolument aucune confiance dans cette technique, ni dans les chirurgiens en général, comme il le dit martèle tout au long de son journal. Après tout, disait-il, « tous les chirurgiens entre eux se traitaient de bêtes et d’ignorants« , avant d’ajouter, ironique : « Peut-être qu’aucun ne mentait. » Et quand ce fut son tour d’être malade, voici sa réaction face au chirurgien de bord :

Vendredi 24 novembre 1690

Il se leva hier au soir un petit vent bon pour aller à Bengale : nous y allons. J’ai eu quatre accès de fièvre ; & en étant plus que très content, j’ai suivi le conseil de Rikwart & me suis servi de cangé : c’est un bouillon d’eau de pluie & de riz seulement. Notre chirurgien me vint voir avant-hier, très disposé à me saigner. Je le priai très honnêtement de rengainer son compliment & son étui, en lui disant que j’avais promis à ma famille, à mes amis & à moi-même de retourner en Europe ; & que voulant tenir parole il voyait bien lui-même qu’il ne m’était pas permis de mourir si tôt & que c’était cela seul qui m’empêchait de me mettre entre ses mains.

Sources :
Robert Challe, Journal d'un voyage fait aux Indes orientales, Mercure de France, 2002

On peut se remémorer l'état de la médecine de l'époque grâce à cet article : La médecine farangie du XVIIe siècle

Vous pouvez accéder à tous les articles de cette série sur les conditions des voyages en mer à la Renaissance en bas de cette page.

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