Tempêtes et combats, mais aussi erreurs de pilotage, pouvaient parfois aboutir à de terribles naufrages. L’histoire de la route des Indes en compte de très nombreux. Parfois, quelques-uns parvenaient à en réchapper, et livraient le récit glaçant de leur cauchemar.
Avant que le navire sombre définitivement, il fallait sauver des provisions, en priorité de l’eau potable et des biscuits, qui pouvaient se conserver longtemps. Les vaisseaux possédaient des chaloupes et des canots qui permettaient à une partie des occupants de rejoindre éventuellement la terre. Certains essayaient parfois de se sauver à la nage, mais c’était rarement une bonne idée en raison de la présence de récifs. Et là, ces hommes et femmes qui étaient bien souvent déjà affaiblis par la maladie devaient organiser leur survie…
L’île déserte
Parfois, ils atteignaient une île déserte, un banc de sable inhabité sans arbres. « D’une voile nous fîmes une tente », raconte Manoel Rangel, un Portugais, naufragé en 1555 sur une bande de terre de 300 pas de long et 160 de large, où il resta 5 mois avant de pouvoir en partir et être sauvé. On construisait des cabanes avec des pièces de bois et des morceaux de tissu. Il fallait rassembler les vivres et ce qu’on pouvait trouver qui permettrait de vivre. « Nous ramenâmes huit pipes¹ de vin, environ quatre cent fromages, près d’une pipe d’olive. Nous rapportâmes beaucoup d’étoffes mais fort déchirées à cause des brisants, plusieurs antennes que la mer avait rejetées, beaucoup de douves² et quelques pièces de bois de la nef. La journée entière y passa ». On pensait à récupérer des barils de poudre, des balles et des fusils pour pouvoir éventuellement se défendre.
On s’occupait aussi à enterrer ceux qui avaient péri dans le naufrage. « On rencontrait, pêle-mêle, avec des barils et des caisses, les cadavres de nos amis et parents, qui avaient les yeux crevés, les membres rompus et séparés du tronc que la mer rejetait. On les enterrait le mieux qu’on pouvait dans le sable des plages et, au chevet de leurs tombes, on dressait des croix ».
Parfois, ces premiers instants étaient l’occasion de pillages. « La nef n’avait pas plus tôt donné sur cet îlot, qu’elle n’arrivait pas à toucher, que déjà les gens de mer pillaient les coffres, défonçaient les chambres, faisaient leurs paquets et remplissaient leurs sacs », nous raconte Henrique Días, naufragé en janvier 1561 à Sumatra avec 330 autres personnes. Et il n’était pas rare que le capitaine, des officiers et quelques personnes choisies s’enfuient avec le canot, abandonnant leurs compagnons d’infortune à un destin cruel.
On pensait aussi, lorsque cela était possible, à construire une embarcation de fortune avec le reste du vaisseau Mais elles étaient rarement assez grandes pour emporter tout le monde. « Nous décidâmes, avec quelques marins qui étaient restés, de construire une embarcation où pussent tenir 60 ou 70 personnes. » Ils étaient encore plus de 200 avec Rangel, et finalement, 40 d’entre eux seulement purent partir. Ils devaient demander du secours pour les autres, mais aucun navire ne les trouvât. On devait souvent se fabriquer des outils avant de pouvoir construire ces barques et ces radeaux. « Nous dûmes fabriquer une scie. Autrement nous n’aurions pu en venir à bout. Notre Seigneur voulut que, parmi nous, il y eût un forgeron et un cordonnier. On fit la scie avec une épée. Un bambou que nous trouvâmes nous fournit des tuyaux pour le soufflet. On fit le soufflet avec des peaux que la mer avait rejeté et que le cordonnier cousit. Avec la scie on scia quelques pièces de bois pour construire la barque. (…) Nous ne mîmes que seize jours à la faire, avec tous les mâts et les vergues³. »
Il fallait aussi organiser le rationnement des vivres. « Le matin, nous nous réunissions tous en bon ordre. Un père missionnaire venait bénir les repas. Ensuite ceux qui avaient le soin de la dépense attachaient autour d’eux une nappe dans laquelle ils apportaient le biscuit. À chaque personne, ils en donnaient la grosseur de trois châtaignes, avec un peu de fromage, gros comme deux ongles et un demi-verre de vin dans lequel on avait mis trois quarts d’eau. Cela deux fois par jour, une fois le matin, une fois le soir, aux uns comme aux autres. » Cette maigre ration devait diminuer avec le temps…
Mais pour pouvoir tenir longtemps, il fallait être autonomes. Il fallait partir à la recherche d’eau et de nourriture, qu’il fallait aussi rationner. « Dès notre arrivée à terre, nous commençâmes à creuser pour voir si l’on pouvait trouver de l’eau. Nous creusâmes un jour sans la rencontrer ; le lendemain, en insistant davantage, nous trouvâmes la terre mouillée. Au bout de trois jours, nous avions l’espérance et presque la certitude de l’atteindre. Nous goûtâmes aussitôt la première que nous rencontrâmes. Elle avait une saveur si désagréable qu’on eût dit une purge, mais le besoin de la soif était si pressant qu’on ne dédaignait pas cette boisson. Comme nous étions nombreux, chacun n’en recevait que de quoi remplir un petit coquillage. »
Les oiseaux étaient tués à coups de bâton, mais avec modération. « Ils mirent un terme à la destruction des oiseaux de l’île, pour empêcher de les manger tous en même temps, car ils pouvaient remédier, dans une certaine mesure, à la faim qui nous tourmentait. » Les forgerons avaient la tâche de faire des hameçons. « Et toutes les fois que l’état de la mer le permettait, on veillait avec beaucoup de soin à ce que la petite barque nous ramenât un peu de poisson, lequel était porté aussitôt à la dépense, où on le découpait en morceaux de même grosseur qu’on faisait cuire. On rangeait tout le monde en ligne et on en donnait aux grands comme aux petits, au nègre comme au blanc. »
Lorsque la pêche était infructueuse, ou que le temps ne permettait pas de sortir, il fallait se nourrir autrement. « Nous nous rabattions sur les racines des plantes qu’on faisait rôtir, et sur les crabes qui étaient peu nombreux ». D’autres fois, on trouvait un « loup marin ou une tortue. Nous en prîmes quelques-unes qui venaient pondre à terre. »
Avec des mois de malnutrition, les gens commençaient à tomber malade et à mourir, ce qui affectait le moral des survivants. « Dans le courant de janvier, il mourut 30 personnes et chaque jour nous en enterrions 6 ou 7. Nous n’avions plus assez de force pour les porter en terre, encore moins pour creuser les fosses. »
Sur des terres habitées
Échouer sur une terre habitée n’était pas forcément une bonne chose. « Le moindre souffle d’air, la moindre feuille qui bougeait nous faisaient peur, et nous causaient une grande épouvante, car on s’imaginait qu’il y avait là un homme armé. Ni ce jour-là ni les jours suivants, nous n’osâmes faire du feu par crainte de la fumée. Nous évitions de donner signe de vie, de nous montrer, afin de ne pas révéler notre présence avant de savoir où nous étions et si le pays, de ce côté, était habité ou non. »
Perdus sur une île qu’ils pensaient d’abord inhabitée, Henrique Dias et ses compagnons trouvèrent finalement des indigènes avec lesquelles ils essayèrent d’acheter des vivres et une embarcation. « Mais c’étaient de fort méchantes gens et auxquelles on ne pouvait nullement se fier. Ils nous trompèrent et, pendant notre séjour, nous tuèrent et mangèrent quelques hommes, sans que jamais nous pussions mettre la main sur aucun d’eux. (…) En arrivant auprès de la rivière d’eau douce, ils trouvèrent les cadavres de deux des nôtres sur la plage. On leur avait coupé la tête et la main gauche, et enlevé la chair des jambes, tailladées à coups de criss. Les nègres les avaient tués le matin, alors qu’ils étaient en train de pêcher. »
Certaines fois, les habitants du pays usaient de ruse, leur offrant l’hospitalité, les nourrissant, ou commerçant avec les rescapés avant de les attaquer pour les voler. C’est ce qui est arrivé à Henrique Dias, par exemple : « Il venait tant de nègres trafiquer avec nous, (…) ils nous témoignaient tant d’attachement que, par l’effet de l’amitié, la bonne discipline que nous observions au début se relâcha. On ne veillait plus et personne ne s’en souciait. (…) À cause de cette insouciance, de cette confiance et de la feinte amitié que nous témoignaient les nègres, on ne fit nullement attention aux nombreuses pirogues qui, pendant ces quatre ou cinq jours, arrivaient sans cesse, remplies de gens armés qui se cachaient sous quatre noix de coco. »
Il arriva une histoire similaire au capitaine Manuel de Sousa dont le navire avait échoué sur les côtes africaines, quelque part dans les environs de l’actuelle Durban, et qui avait remonté à pied avec son équipage et ses passagers jusqu’à la baie de Maputo. Là, un roi local leur promis de les loger dans les villages alentours et de les nourrir jusqu’à ce qu’un navire portugais les secoure, mais qu’ils devaient auparavant remettre leurs armes. « Dès que les Cafres⁴ virent les Portugais sans armes, comme déjà ils avaient médité leur trahison, ils commencèrent aussitôt à les séparer et à les voler. Puis ils les emmenèrent à travers ces bois, suivant le sort qui échut à chacun. Ils n’étaient pas arrivés qu’on les avait déjà dépouillés de leurs vêtements, sans leur rien laisser sur soi. En les accablant de coups, on les chassait des villages. » Alors qu’ils étaient environ 500 au départ, seuls survécurent « huit Portugais, quatorze esclaves mâles et trois des femmes esclaves », rachetés par un Portugais venu acheter de l’ivoire.
Heureusement, les malheureux avaient parfois plus de chance. Ceux qui les trouvaient, en voyant leur état et en entendant les épreuves qu’ils avaient subies, ressentaient de la pitié et venaient à leur secours. Ce fut le cas de Manoel Rangel, qui après maintes péripéties, fut conduit avec ses compagnons à une île des Seychelles ayant un roi musulman. « Le roi s’assit par terre avec ses gens et nous fit asseoir auprès de lui. Alors vint un maure qui savait parler portugais et qui m’interrogea minutieusement au sujet de notre naufrage, de la part du roi (…). Ce roi nous garda neuf jours dans son île. Chaque jour il nous donnait, pour nourrir nos gens, du riz, des figues et des noix de coco. (…) Ensuite il nous donna une embarcation et nous envoya dans l’Inde, vers une ville appelée Cannanore. »
Il existe bien d’autres récits de naufrages, de Portugais, de Hollandais, de Français, qui, ajoutés aux récits des nombreux morts et mutilés par les maladies et les guerres que nous avons avec le Journal de Robert Challe, nous font réfléchir sur les hommes qui décidaient de s’embarquer sur ces vaisseaux, sur les espoirs qu’ils pouvaient avoir, alors qu’ils ne savaient pas s’ils reverraient un jour leur famille.
¹une pipe : environ 400 litres, suivant les régions ²une douve est une des pièces de bois formant la paroi d'un tonneau ³vergue : pièce de bois fixée horizontalement au mât pour soutenir une voile ⁴Cafre : Noir de la côte orientale africaine (de l'arabe kafir, païen)
Source : Histoires tragico-maritimes (1552-1563), Chandeigne, 2016 Vous pouvez accéder à tous les articles de cette série sur les conditions des voyages en mer à la Renaissance en bas de cette page.