Gangotri
Gangotri, Inde, Septembre 2015. Beaucoup de gens en Europe connaissent Varanasi, ou Bénarès, la ville sainte de l’hindouisme où des pèlerins venus de toute l’Inde affluent pour se baigner dans les eaux du Gange, le fleuve sacré dont l’eau a le pouvoir de purifier les âmes.
D’autres personnes, peut-être plus averties, ont entendu parler de la Maha Kumbh Mela, le plus grand rassemblement religieux du monde, qui réunit à Allahabad tous les douze ans des dizaines de millions de personnes qui vont se baigner au Sangam, la confluence du Gange avec deux autres rivières sacrées, la Yamuna, qui passe par Delhi, et une rivière mythique, la Saraswati. J’y étais lors de la dernière en 2013.
Plus rares sont ceux qui connaissent Gangotri, et pourtant, quoi de plus normal, dès lors qu’il existe un fleuve sacré, de s’intéresser à sa source.
Gangotri fait partie des quatre lieux sacrés de l’Uttarakhand, dans le Nord de l’Inde, le char dham, avec Yamunotri, Kedarnath et Badrinath, qui attirent chaque année des milliers de pèlerins venus de toute l’Inde. Pendant mon séjour, j’ai ainsi croisé des gens de Delhi, de l’Uttar Pradesh, du Bihar, du Jarkhand, du Bengale, du Madhya Pradesh, du Maharashtra, du Karnataka ou encore du Tamil Nadu. Ici, on ne vit que du pèlerinage : les rues ne comptent que hôtels, restaurants et boutiques vendant des bidons, des bâtons de marche et toutes sortes d’objets religieux. Tout le monde boit et se lave avec la même eau : celle de la rivière sacrée de l’Inde. Au touriste qui demande s’il peut boire l’eau de la carafe au restaurant ou s’il est préférable d’acheter une bouteille d’eau minérale, on lui répond qu’il n’y a pas de problème, que c’est « Holy water of Ganga« . L’eau qui purifie les âmes ne peut évidemment pas rendre malade.

Pour ceux qui partent en randonnée jusqu’à Gaumukh, Tapovan, ou même au-delà, pour s’acclimater à l’altitude (déjà plus de 3000m à Gangotri) il est préférable de passer quelques jours à observer les pèlerins prendre leur bain dans le Gange (officiellement la Bhagirathi, qui devient le Gange à Devprayag), à recueillir la Ganga jal, l’eau du Gange, dans des bidons, à se recueillir, prier, se prosterner devant Ganga Mata Ji, la déesse Ganga, au cours des cérémonies de l’aarti.
L’origine du Gange
Les ascètes de l’Inde intriguent les voyageurs occidentaux. J’ai ainsi vu un homme, pendant la Maha Kumbh Mela en 2013, qui avait fait le voeu de rester toujours debout. Ses disciples l’attachaient donc chaque nuit à un pupitre pour qu’il puisse dormir sans rompre son serment. Au cours de ce même rassemblement, un homme tenait son pénis enroulé autour d’un bâton passé derrière ses jambes sur lequel se tenaient deux hommes. J’ai aussi rencontré un sanyasin en 2014 pendant le pèlerinage d’Amarnath, dont le sanctuaire, au Cachemire, est à près de 4000m d’altitude, qui marchait pied nu, même sur la glace.
Il existe bien d’autres austérités, ou tapasyas, de ce genre sur les routes de ce grand pays. Certains occidentaux, influencés par la culture judéo-chrétienne, pourraient penser qu’ils font pénitence, mais il n’en est rien. Les tapasyas, selon la croyance hindoue, permet de contraindre les dieux pour obtenir des capacités supra humaines. Un exemple connu est celui de Ravân, le roi démon, qui coupa ses têtes une à une – il en avait dix – afin de devenir invincible.
Une autre illustration des pouvoirs que procurent les tapasyas se trouve dans la légende de l’origine du Gange. On raconte qu’un rishi (sage) nommé Bhagirath, souhaitant obtenir la libération (moksha) des âmes de ses ancêtres s’est soumis à des tapasyas pendant de longues périodes jusqu’à obtenir de Brahma la descente de la déesse-rivière Ganga qui était aux cieux. Cependant, Brahma l’ayant averti qu’elle risquait de détruire la terre, le sage Bhagirath passa une année entière sur un pied, contraignant ainsi Shiva à amortir la chute de Ganga en la faisant passer dans ses cheveux. Une fois la rivière sacrée s’écoulant sur terre, Bhagirath pu accomplir le rituel de purification pour ses ancêtres, et c’est ainsi que font jusqu’à aujourd’hui de nombreux hindous en se rendant au Gange à Varanasi, Haridwar ou Gangotri.
En face du temple de Gangotri, le rishi Bhagirath est présent parmi un ensemble de statues où se trouvent aussi Ganga, Shiva, Parvati, Ganesh et Nandi. Le Gange depuis sa source jusqu’à Devprayag porte ainsi le nom de Bhagirathi, et c’est donc la Bhagirathi que je suivrai ainsi que le font de nombreux hindous, jusqu’à Gaumukh, le glacier qui en est la source.
Chirbasa et Bhojbasa
A moins de le vouloir absolument, il est parfaitement inutile d’emmener sa tente, son sac de couchage et de la nourriture pour accomplir ce pèlerinage. Un petit daypack avec 2L d’eau et de quoi grignoter (fruits secs, biscuits, etc. que l’on trouve à Gangotri) sont largement suffisants. Entre Gangotri et Gaumukh, il est possible de se restaurer à Chirbasa après 9km et même de dormir à Bhojbasa au bout de 14km. Ces deux endroits tirent leurs noms d’arbres qui poussent dans les environs : le chir, une espèce de pin, et le bhoj, le bouleau de l’Himalaya, dont l’écorce, le bhojpatra, sert à fabriquer un papier aujourd’hui encore utilisé pour la réalisation des meilleurs yantras.
Je quitte Gangotri avec un alou-parantha et un chaï dans le ventre. J’ai prévu de m’arrêter à Bhojbasa, estimant que 14km pour mon premier jour de marche sont suffisants, surtout à cette altitude (Bhojbasa est à 3800m). Une petite pluie fine m’accompagne presque tout le long du chemin, et les nuages empêchent d’apprécier pleinement le paysage. Si les sommets enneigés me sont cachés, d’autres merveilles ne m’apparaissent que plus belles. Une plantes, rouge, omniprésente, que je n’ai malheureusement pas pu identifier, donne une couleur à ces montagnes que je ne connaissais pas. Et puis j’ai la chance d’apercevoir quelques mètres au-dessus de moi un petit groupe de bharals.
La marche entre Gangotri et Bhojbasa ne présente aucune difficulté, il n’y a pas de risque de s’égarer et la pente est douce. A Bhojbasa, je choisi de me présenter au Lal Baba Ashram où un prêtre en tenue orange m’offre un dal-chawal pour déjeuner. Il vient ici l’été pour accueillir les pèlerins et rentre chez lui l’hiver dans le centre de l’Inde, au Madhya Pradesh. Les pèlerins et les voyageurs sont regroupés dans plusieurs chambres de l’ashram. On y dort par terre sur un sol entièrement couvert de matelas, et des couettes lourdes et chaudes sont à disposition. Nous sommes quatre dans ma chambre : je suis avec Antariksh, un pèlerin de Delhi, avec qui je marche depuis le matin, et deux Indiens du Karnataka faisant parti d’un groupe venu escalader le mont Shivling depuis Tapovan.
Après m’être reposé un moment, baba-ji me propose d’aller sur les berges du Gange. Il me recommande de prier la déesse Ganga, de me nettoyer le visage avec l’eau sacrée, avant d’insister pour qu’en j’en boive afin de purifier mon corps et mon âme. Je m’exécute poliment, il n’y a guère de risque de tomber malade en buvant l’eau d’une rivière à 4km de sa source.
Une voyageuse japonaise nous a suivis. Elle est logée au Bengali Baba ashram, avec son guide. Elle me raconte comment elle a passé près de deux mois au Tibet en toute illégalité en ayant fait du stop depuis le Pakistan. Sacré baroudeuse ! Elle compte passer 4 nuits là-haut à Tapovan, pour y faire du yoga.
Avant le dîner, baba-ji sort son harmonium et chante avec un enthousiasme communicatif quelques chants religieux, accompagné par quelques pèlerins conquis.
Tapovan
Après un petit déjeuner léger, je quitte l’ashram avec Antariksh et un petit groupe de pèlerins. Ces derniers ne vont que jusqu’à Gaumukh, à 4km ; nous avons prévu d’aller 6km plus loin, à Tapovan. Le chemin nous mène aisément jusqu’à Gaumukh, ou plutôt un peu au-dessus. Je découvre sous mes yeux le glacier aux reflets bleutés qui est à l’origine d’un des plus célèbres fleuve de la planète. Mon compagnon et moi ne faisons qu’un bref arrêt, Gaumukh n’est pas notre objectif du jour.
La suite s’avère néanmoins un peu plus compliquée. Pour atteindre Tapovan, il faut traverser la moraine où aucune piste n’est vraiment visible. Pour ajouter à la difficulté, les nuages cachent le Shivling, nous empêchant d’avoir une idée de la direction à suivre. Nous sommes heureusement bien aidés par de petits cairns qui nous indiquent la voie.
La moraine passée, il reste une montée sèche le long d’un cours d’eau qu’il nous faut traverser à mi-hauteur puis nous y sommes. La plaine de Tapovan (4400m) se révèle devant nous bien plus belle que je ne l’avais imaginée, malgré les nuages toujours trop présents. Elle est traversée par un ruisseau d’une eau limpide. Et toujours cette couleur rouge sombre.

Nous nous dirigeons vers un petit groupe de maisonnettes en pierre. Il s’agit de l’ashram d’un mauni baba, un ascète qui a fait voeu de silence. Un tapovan est en effet un lieu ou des gens se rendent pour se soumettre à des tapasyas. Cet homme vit ici hiver comme été depuis près de dix ans, sans jamais parler, sans jamais retourner à la ville. Il gagne un peu d’argent l’été par l’accueil des pèlerins et touristes, ce qui lui permet de payer des porteurs pour lui apporter de quoi se nourrir. Il doit préparer son stock pour l’hiver, quand le temps empêchera quiconque de venir.
Quand je le rencontre je suis surpris. Je m’attendais à voir un homme âgé, plutôt sale, un peu comme les mendiants qu’on croise partout en Inde, surtout pour un homme qui n’a plus que des contacts ponctuels avec la civilisation. Mais je trouve au contraire un homme d’environ 30 ans à l’apparence soignée, lunettes de soleil profilées sur le nez, doudoune (orange, évidemment), barbe propre, et même s’il a des dreadlocks descendant jusque dans le bas du dos, ses cheveux ne sont pas emmêlés ni poussiéreux comme chez d’autres sadhus. Plusieurs petits panneaux solaires lui assurent un minimum de lumière. Un ascète moderne quoi !
Si l’après-midi pluvieux et glacial nous pousse à faire un somme pour passer le temps, la soirée se révèle agréable. Mon compagnon et moi, rejoints par la touriste japonaise croisée à Bhojbasa et son guide avons des discussions joyeuses et intéressantes, et bien que se refusant à prononcer un seul mot, le mauni baba participe à l’aide de gestes.
Gaumukh
Le réveil est un peu rude. J’ai mal dormi, gêné par des maux de tête certainement dus à l’altitude. C’est la première fois que ça m’arrive. Et puis sortir de la couette quand la température est négative demande une certaine volonté. Pourtant cet effort est vite récompensé. Pendant la nuit, la pluie s’est arrêtée et les nuages ont disparus. Je peux enfin voir la blancheur éclatante du mont Shivling ! La plaine de Tapovan déjà magique hier me coupe le souffle. Je craignais de repartir sans l’avoir vue. Je suis comblé. Enfin presque. Il me reste encore à descendre à Gaumukh et à recueillir un peu de cette eau sacrée dans une petite fiole achetée à Gangotri.
Antariksh et moi reprenons notre route après avoir pris notre petit déjeuner et dit adieu à notre baba anonyme. La descente puis la traversée de la moraine se font rapidement. Nous connaissons le chemin maintenant. Nous nous trouvons bientôt à Gaumukh, la bouche de vache, cette caverne dans le glacier d’où s’écoule la Bhagirathi. Je suis à la source du Gange !
Quelques touristes venus d’Israël sont là. Des Indiens aussi, dont je ne saurais dire s’ils sont pèlerins ou touristes, tant leur attitude me surprend. Je m’attendais à les voir se recueillir, prier, tout en remplissant quelques bidons qu’ils emmèneraient chez eux. Mais, peut-être parce qu’ils sont jeunes, je les observe montrer des muscles les pieds dans l’eau gelée, mimer une méditation, assis en position du lotus sur un bloc de glace vêtus d’un simple caleçon, ou encore croquant un énorme morceau rapporté depuis l’autre rive. Bien entendu, les smartphones sont de rigueur.
Qu’importe, moi qui ne suis pas hindou, j’emporterai mon eau sacrée, qui a la valeur du souvenir d’un voyage dans un pays irréel, quelque part dans l’Himalaya, où vivent les dieux de l’Inde.

Article que vous pourriez aimer :
Je vous suggère de lire :
• Le pèlerinage aux sources, Lanza del Vasto, dans lequel l’auteur partage son séjour en Inde, sa rencontre avec Gandhi et son pèlerinage vers la source du Gange.
The Big Snail