Le Ramlila de Ramnagar

Inde, Varanasi, Août 2017. J’entre dans une chambre, au quatrième étage d’un hôtel, épuisé par 15h de train en 3ème classe. La pièce est peu engageante : les murs roses sont rongés par l’humidité, les deux chaises sont défoncées et surtout le lit est trempé, tout comme le sol, à cause de la fenêtre restée ouverte pendant une grosse averse de mousson ce matin. Le jeune homme qui m’accompagne me rassure : « Vous pouvez laisser la fenêtre ouverte, il ne va pas pleuvoir maintenant. Par contre n’ouvrez pas la grille, à cause des singes. » Je vois effectivement un macaque sur la terrasse d’une maison voisine, à deux rues d’ici. Un peu plus loin, deux adolescents font voler leurs pigeons depuis un toit. Le kabootar baazi me poursuit depuis que je l’ai découvert… La vue promise sur le Gange est assez symbolique : je ne fais que l’apercevoir. Mais ça m’importe peu de toute façon. J’hésite un instant, mais la paresse me gagne : je prends la chambre.

Les apprentis dieux

Je ne suis pas ici pour visiter une nouvelle fois Varanasi, et le lendemain, c’est sur la rive Est du Gange, près du fort de Ramnagar, que je prends mon petit déjeuner. Je déguste un des célèbres lassis de la petite ville devant une peinture de Krishna et de son pot de beurre qui couvre tout le mur de l’échoppe. Non loin de là, se trouve le vieux dharamshala en briques rouges. Le portail principal étant fermé par une chaîne, c’est par une petite porte de bois côté Nord que je pénètre, guidé par Ravi Shankar, un pandit, dans un élégant cloître blanc aux fines colonnes surmontées d’arcs polylobés dans le style moghol. Le fils du Vyas-ji nous accueille et nous le suivons dans un petit jardin où nous devons retirer nos sandales. Je peux déjà entendre une voix jeune s’exprimer avec un rythme et une intonation que je reconnais : c’est un svaruup, le vase d’un dieu, que je m’apprête à rencontrer.

Ils sont tous là, les cinq svaruups : Râm, Jânki (Sita), Lakshmân, Shatrughân et Bharât*, assis à l’indienne sur des lits de bois sans matelas dans une petite pièce sans fenêtre aux murs bleus couverts d’images pieuses, au milieu desquelles trône un grand calendrier, comme pour compter les jours avant la date fatidique. En shorts et chemises ou t-shirts, les svaruups n’ont rien de divin, ils ne sont encore que des enfants. Lakshmân, celui que j’ai entendu depuis le jardin, fait face au Vyas-ji, son cahier fermé devant lui, et récite ses dialogues. Le Vyas-ji, un homme de soixante-dix ans au moins, assisté par son fils qui le remplacera un jour, ne se contente pas de vérifier que le jeune garçon connaît les mots qu’il aura bientôt à prononcer devant des milliers de personnes. Il lui indique aussi le rythme, les intonations, et les gestes. Quand Lakshmân a terminé, c’est au tour de Jânki de se présenter devant le maître. Dans l’épopée du Ramayân, Jânki est la femme de Râm ; mais là, il s’agit d’un garçon, comme chaque année. Les cinq svaruups ont été choisis par le maharaja de Varanasi trois mois avant le début du Ramlila parmi les enfants brahmanes du village. À partir de ce moment, ils ont été logés et nourris dans le dharamshala, et le Vyas-ji leur a enseigné à être des dieux.

Ramlila - Sita Ram
Un sadhou avec « Sita Ram » écrit sur le front

Je me retire avec le pandit et reprends la direction de Varanasi. Devant le fort, je croise un petit groupe d’hommes portant leur fardeau couvert d’une étoffe orange sur un brancard de bambou et répétant « Ram nam satya hai », « Le nom de Râm est vérité ». De l’autre côté du Gange aussi la mort est omniprésente.

Vishnou sur l’océan cosmique

Ramnagar / Rambag, début Septembre : jour 1. Il est un peu plus de 16h quand le boatman fait enfin tourner la manivelle faisant démarrer le moteur de sa grosse barque de bois. Nous pouvons finalement quitter Assi ghât. Nous sommes une petite vingtaine à bord, que des hommes, et la plupart âgés. Certains ont l’air de gourous avec leur barbe fournie et  le corps drapé de soie blanche. La bateau commence à peine à avancer que les passagers levant les mains au ciel s’écrient « Har Har Mahadev ! », c’est-à-dire « Shiva le Grand Dieu ! » : ce que nous nous apprêtons à voir n’est pas un simple spectacle, c’est avant tout une cérémonie religieuse. Arrivés au milieu du fleuve, je regarde avec curiosité un des passagers, les yeux souligné de khôl, qui sort un petit bol de son sac et le remplit avec l’eau du Gange. Il y trempe un morceau de phitkari (alun) pour purifier l’eau avant d’y mélanger une boulette de bhang (pâte de cannabis), puis il boit cette drogue, suivant la coutume locale.

Il nous faut une petite demi heure pour atteindre l’autre rive, au pied du fort de Ramnagar. Pendant que certains se dirigent vers les temples près du dharamshala, je prends la direction de Rambag à deux ou trois kilomètres de là. Des milliers de personnes s’y rendent à pied, en auto-rickshaw ou en moto, pour assister au premier jour du Ramlila. Aux spectateurs s’ajoutent des dizaines de marchands vendant chai, samosas, pakoras, chowmein, jalebis, cacahuètes, et jouets pour enfants. À peine arrivé, je croise Râm et Jânki, ou plutôt Vishnou et Lakshmi. Ils sont méconnaissables, magnifiquement habillés, Vishnou en jaune et Lakshmi en rose, le visage maquillé avec des paillettes scintillant au soleil et de la pâte de bois de santal couvrant leurs bras et leurs jambes. Ils sont assis sur les épaules de deux sadhous qui les conduisent au temple de Dourga. Cette fois ils ne sont plus de simples enfants, ils sont devenus la résidence des dieux, et l’objet d’adoration des foules.

Ramlila - Shiva
Shiva dans un Ramlila de Varanasi

La chaleur est étouffante en cette saison et je m’empresse d’acheter pour 10 roupies un pankha (éventail) pour la rendre un peu plus supportable. Deux éléphants attendent avec leur mahout que le maharaja et son invité arrivent. Puisque c’est son ancêtre, Udit Narayan Singh, qui a créé cette grande fête au début du 19ème siècle, le lila ne peut commencer sans lui. Il arrive bientôt en charrette, escorté par des policiers et par sa garde personnelle. Il est vêtu simplement, pas de bijoux d’or et de pierres précieuses, pas de vêtements flamboyants. La gloire des maharajas d’Inde est désormais du passé. Le mahout fait se coucher son éléphant et installe une échelle pour que le maharaja puisse s’installer dans la nacelle. Quand l’éléphant se relève avec le souverain sur son dos, la foule s’écrie une nouvelle fois « Har Har Mahadev ! ». En tant que maharaja de Varanasi, il représente Shiva lui-même, et s’il n’a plus de réel pouvoir, il jouit encore d’un grand respect au sein de la population et se veut le garant des traditions.

Il est 17h30, le lila peut maintenant commencer. La foule est assise par terre sur des feuilles de plastique ou pour certains sur des petits tabourets. Trois personnages se tiennent au milieu de la scène : le roi des démons Ravân et ses deux frères Kumbhakarn et Vibhishân. Pour être en accord avec le Râmâyan, Ravân porte un masque de tissus rouge sur lequel sont brodées en fil doré les dix têtes que le démon est censé posséder, et  il a des bras de bois attachés sur ses flancs. Kumbhakarn porte lui un énorme masque bleu et Vibhishân un masque de tissus argenté. Sur le côté de la scène, quatre dieux sont présents, assis sur leurs vahanas : Brahma, portant un masque à multiples visages à barbes blanches est assis sur un cygne, Shiva, avec des serpents enroulés autour de ses bras est sur un taureau, Sarasvati portant un masque bleu représentant lui aussi plusieurs visages est sur un paon, et enfin, Ganesh, dont le masque que j’ai vu l’autre jour est simplement tenu à la main sur le côté du visage de l’acteur, est assis sur un étrange rat. Ces vahanas semblent venir d’un manège pour enfants : des véhicules de bois à roulettes, ayant des proportions étonnantes, le plus petit étant le taureau, le plus grand étant le paon. Mais personne ne semble y attacher d’importance.

Deux vyas-jis sont responsables du Ramlila. Si l’un d’eux, celui que j’ai rencontré il y a quelques jours, a la tâche cruciale de s’occuper des svaruups, l’autre est le metteur en scène, organisant les représentations, s’occupant des autres acteurs, et s’adressant au public d’un « Chup raho ! Sawdhan ! » (Taisez-vous ! Attention !) pour obtenir le silence avant chaque dialogue. Les acteurs s’expriment d’ailleurs très peu, ce qui me déroute au début. Le plus souvent, ils restent muets, immobiles, pendant que les ramayanis – dont fait partie Ravi Shankar – regroupés devant l’éléphant du maharaja chantent le Râmcharitamânas, la version Hindi du Ramayân écrite par Tulsidas, considérée comme sacrée et qui sert de base au Ramlila. Certains hommes dans l’assistance sont venus avec leur propre exemplaire et lisent, voire chantent eux aussi à voix haute avec les ramyanis. De toute manière, le maharaja refusant toute modernité, dont les photos, l’éclairage électrique et surtout les micros, il est difficile d’entendre quoi que ce soit, à part pour les rares élus qui ont réussi à s’installer près de la scène. Mais il ne sert à rien d’être jaloux d’eux : l’ensemble de Ramnagar est une Inde miniature dans laquelle les acteurs se déplacent au fur et à mesure du récit. Vous pouvez  donc être mal placé pour une scène, et très bien placé pour la suivante.

Ramlila - Rāmacharitamānasa
Le public suit souvent dans son propre exemplaire du Ramcharitamanas

Je vous avais parlé dans un autre article des tapasyas, ou ascèses, permettant de contraindre les dieux à accorder des faveurs ou des pouvoirs à celui qui les pratique. Ce soir, dans sa quête de pouvoir, Ravân va jusqu’à se couper ses têtes une à une. Shiva n’a d’autre choix que de donner au démon ce qu’il souhaite : l’invincibilité face au dieux et aux démons. Les dieux sont désormais inquiets et doivent trouver une solution pour vaincre le roi démon. Heureusement, dans son arrogance, Ravân n’a pas mentionné les humains qu’il pense trop faibles pour être un danger pour lui. Les dieux décident donc de réveiller Vishnou, somnolant au milieu de l’océan sur le dos du serpent Sheshnag, pour lui demander de s’incarner en humain et de tuer Ravân.

Cette scène, qui clôture la première des trente journées du Ramlila, est particulièrement impressionnante. Soudain, au centre du réservoir de la ville près duquel nous nous trouvons, une lumière rouge jaillit, puissante, crevant la nuit, illuminant une barque en forme d’immense serpent polycéphale sur lequel repose Vishnou, éventé par son épouse Lakshmi. Comme toujours à Ramnagar, tous ceux qui seraient invisibles dans un théâtre français, comme les souffleurs, le metteur en scène ou les machinistes, sont ici bien visibles. Je peux voir cet homme sur une deuxième barque allumant des feux de Bengale pour éclairer le dieu endormi. Je le peux, mais je ne le vois pas. Comme toute l’assistance, j’ai les yeux rivés sur cette image synonyme d’espoir : l’avatar de Vishnu, Râm, allait  bientôt naître et vaincre le mal. Pendant plusieurs minutes, debout face au dieu protecteur des humains, la foule chante « Jay Sita Ram, Sita Ram, Sita Ram, Jay Sita Ram ! » tandis que je m’efforce de contenir ceux de derrière pour ne pas tomber dans les marches qui descendent au réservoir, car ils poussent, essaient de se frayer un chemin, voulant avoir le darshân, la vision du divin.

Des icônes éphémères

L’épopée de Râm est une histoire très populaire en Inde et en Asie du Sud-Est. Elle est contée de différentes façon, notamment par la danse dans le Sud de l’Inde, et par une forme théâtrale dans le Nord de l’Inde appelée Ramlila, le jeu de Râm. Comme je l’ai dit, celui de Ramnagar dure un mois, quand dans d’autres villes on se contente de 10 jours ou même de ne représenter que les deux ou trois scènes les plus populaires, voire une seule : la victoire de Râm sur Ravân le jour de Vijay Dashami.

À Ramnagar, chacune des journées se déroule toujours de la même façon : le lila commence généralement entre 17 et 18 heures dans un lieu définit à l’avance, dure une demi heure à une heure, puis on s’interrompt une heure le temps que le maharaja fasse sa prière du soir (sandhya). Chacun part alors se restaurer auprès des multiples marchands. Certains en profitent aussi pour aller vénérer les svaruups et acheter un collier de fleur que le jeune dieu bénira avant de le rendre. De jeunes brahmanes proposent pour quelques roupies le chandan (littéralement « bois de santal », mais il s’agit ici d’un tika plus ou moins élaboré en pâte de bois de santal). Le lila reprend ensuite pendant une à deux heures et se conclut par l’aarti.

Ramlila - Chandan
La petite Sakshi avec un large tika de chandan

Certains jours sont plus intéressants que d’autres, et au touriste qui ne souhaiterait y assister que quelques jours, je suggérerais les 5 premiers jours, qui sont suffisants pour comprendre ce qu’est le Ramlila de Ramnagar. On y voit donc la naissance de Ravân le premier jour, puis celle de Râm et des ses trois frères à Ayodhya. Le troisième jour c’est le premier combat de Râm contre des démons représentés par de grandes effigies de bambou et de papier. La rencontre de Râm et Jânki a lieu le quatrième jour, et enfin l’épreuve de l’arc de Shiva le cinquième jour. Pendant ces cinq jours, trois moments suscitent particulièrement la ferveur religieuse du public : Vishnou sur l’océan décrit plus haut, l’apparition de Râm sous sa forme réelle, avec quatre bras tenant les attributs de Vishnous (en fait une deuxième personne se tient derrière Râm pour former la deuxième paire de bras) et l’épreuve de l’arc.

Ramnagar, Janakpur : jour 5. Le jour de l’épreuve de l’arc de Shiva est peut-être celui que j’ai préféré. Il faut dire que j’étais très bien placé, juste en face de l’énorme arc argenté de Shiva. Le roi Janak avait promis la main de sa fille, la sublime Sita (ou Jânki), à celui qui serait en mesure de bander l’arc de Shiva. Une dizaine de rois entrent dans Janakpur à dos d’éléphant, dont chacune des arrivées est annoncée au roi Janak. Parmi ces personnages, deux attirent l’attention : il s’agit des démons Ravân et Vânasura, le démon aux mille bras. Ces deux derniers ne vont pas s’asseoir auprès des autres rois mais se rendent directement auprès de l’arc. Cependant, sans doute par crainte de l’échec, ils s’en vont bientôt sans même avoir touché l’arc. Les dix rois s’approchent maintenant de l’arme divine. Ils font mine d’essayer de la soulever, mais les dix hommes – contrairement aux svaruups, la plupart des autres acteurs sont des adultes – ne parviennent même pas à la bouger ! C’est alors au tour de Râm. Le contraste est frappant entre le jeune et frêle garçon et les hommes qui l’ont précédé. Pourtant, sans effort il soulève l’arc et, voulant le bander, le brise en trois morceaux ! Le svaruup se fige, le visage impassible, le morceau de l’arc resté dans sa main se balançant doucement. Pendant plusieurs minutes alors qu’il est éclairé par des feux de Bengale, la foule scande le nom de Râm, une scène dont je me rappellerai sans doute longtemps, comme celle de Vishnou sur l’océan.

C’est pendant cette scène que je comprends ce qu’est le Ramlila. Contrairement à ce que je croyais ce n’est pas un théâtre. C’est une succession d’icônes éphémères, d’images pieuses qui ne durent que quelques secondes, parfois quelques minutes pour les plus importantes. En fait ce sont souvent des incarnations de peintures et de sculptures que l’on croise en Inde dans les temples hindous ou sur des affiches accrochées aux murs dans les maisons ou les boutiques. Et le spectateur qui se déplace d’un lieu à un autre dans Ramnagar pour assister au lila n’est rien d’autre qu’un pèlerin se rendant symboliquement dans les lieux saints où son dieu a fait telle ou telle chose. Et c’est pour ça aussi que les svaruups n’expriment aucun sentiment sur leurs visages. Ce n’est pas qu’ils sont de mauvais acteurs, ou qu’ils sont tétanisés par la foule. C’est volontaire. Pendant le Ramlila, comme je le disais plus haut, les dieux résident en eux. Ils deviennent des dieux, qu’on vénèrent, dont on effleure les pieds ou les vêtements pensant recevoir quelque bienfait. Or un dieu n’est pas affecté par les événements. Il sait parfaitement ce qu’il va se passer.

J’ai la confirmation de ces réflexions juste après, quand Jânki s’approche de Râm pour lui remettre la couronne de fleur du vainqueur et accepte de devenir sa femme. Jânki s’arrête devant Râm, les bras tendus, tenant la couronne de fleur, prête à la lui remettre. Les Ramyanis chantent, les deux amoureux restent immobiles, comme sur une peinture, la couronne pendant devant le visage de Râm qui ne regarde pas celle dont il est pourtant tombé amoureux la veille. Finalement il se baisse et reçoit la couronne. Les deux fiancés se tiennent alors côté à côté, face au public. Pas un soupire, pas un soupçon de joie n’apparaît sur leurs lèvres ou dans leurs yeux. Ils ne sont que des statues, des objets d’adoration temporaires.

Le combat final

Je ne vais pas raconter toute l’histoire de Râm. Tout voyageur en Inde devrait la connaître, tant les références à cette épopée sont fréquentes dans le pays. Pour résumer cependant, après leur mariage, Râm, prince héritier, se retrouve banni pour quatorze ans par son père. Son frère Bharât devient roi à sa place, tandis qu’il passe son exil en forêt, accompagné de Jânki et Lakshmân. C’est alors que le démon Ravân enlève sa femme et l’emporte dans son royaume, sur l’île de Lanka. Râm part à sa recherche, aidé de Lakshmân et d’un nouvel ami, Hanumân, à la tête d’une armée de singes.

Ramnagar, Lanka : jour 23. Trois semaines après le début du lila, Râm, Lakshmân, Hanumân et l’armée de singes assiègent Ravân à l’abri dans son palais de Lanka. La foule est devenue plus importante, et il est parfois difficile de trouver une bonne place proche des acteurs. Le roi démon décide de réveiller son jeune frère Kumbhkarn qui est si fort que les dieux lui ont lancé une malédiction, le faisant dormir 6 mois par an pour qu’il fasse moins de mal au monde. Le démon se lève et part au combat. C’est d’abord un singe, Sugriva, qui s’attaque au géant de bambou. L’acteur habillé en jaune et portant un masque de singe bleu a réussi à grimper jusqu’au cou du démon et lui assène quelques coups de bâton. Il redescend, mais les hommes responsables des effets spéciaux sont eux aussi au niveau du cou et l’un d’eux frappe plusieurs fois le nez de l’effigie. Malgré quelques difficultés, celui-ci finit par céder et tombe à terre, tandis qu’un liquide rouge, le sang du démon, coule à flot. Après le nez, c’est au tour des oreilles d’être arrachées. Le singe est revenu auprès de Râm, fier de son travail. Des hommes situés de chaque côté de la tête de Kumbhkarn lui ouvrent la bouche : le démon crie de rage après l’humiliation qu’il vient de subir. Râm se présente désormais face à lui. Le garcon d’1m50 paraît minuscule devant l’effigie haute de 15m. On se croirait dans un film ! Armé de son arc, le jeune prince lance des flèches sur son ennemi. La plupart n’atteignent pas leur cible mais qu’importe, les bras du colosse s’écroulent l’un après l’autre, puis sa tête, et enfin le corps finit par être renversé. Le frère de Ravân est mort. C’est maintenant son fils, Meghnâd, que le roi de Lanka envoie au combat. Son effigie, rose, est plus petite et plus fine que celle de Kumbhkarn. Lui aussi s’apprête à mourir.

Ramlila - Kumbhkarn
L’effigie de Kumbhkarn est en train d’être préparée pour le lila

Le 26ème jour est le jour le plus important. C’est le jour de Dusshera, ou Vijay Dashami, le jour de la Victoire de Râm sur Ravân. Un peu partout en Inde, en tout cas dans le Nord, des effigies de Ravân, souvent accompagnées de celles de ses deux frères, sont brûlées. A Ramnagar, la mort de Ravân est un jour particulier. Le maharaja de Varanasi, s’il vient saluer la foule, ne reste pas assister au lila. En tant que roi, il ne veut pas être témoin de la mort d’un autre roi, Ravân étant le souverain de Lanka. Et contrairement à la mort spectaculaire et violente de son frère, la représentation de la mort de Ravân est sobre et étrangement pleine de respect : l’acteur retire son masque et s’approche de Râm pour l’honorer, et celui-ci le prend dans ses bras. Ainsi meurt le roi démon.

Quelques heures plus tard – l’attente est assez longue – l’effigie de Ravân est enfin brûlée. Il ne s’agit pas de sa mort, qui a déjà eu lieu donc, mais d’une crémation. Des lanternes symbolisant l’esprit de Ravân s’envolent dans le ciel au-dessus de l’effigie et s’en vont rejoindre les étoiles.

Dans les jours suivant, on assiste à plusieurs événements importants de l’épopée du Râmcharitamânas : les retrouvailles de Râm et Sita, l’immolation de Sita, la rencontre entre Râm et Bharât, moment très populaire (une grande représentation du Bharat Milap, ainsi qu’on l’appelle en Hindi, a lieu à Nati Imli, à Varanasi, en la présence du maharaja) et enfin, le Ramlila s’achève sur le couronnement de Râm à Ayodhya, près du fort de Ramnagar.

Il existe d’autres Ramlilas renommés en Inde. Celui de Delhi, moderne, avec écrans géants et manèges dignes d’un parc d’attractions est même retransmis à la télévision. Mais celui de Ramnagar possède un attrait particulier. Si celui de Delhi semble davantage tenir du divertissement, celui de Ramnagar tient du sacré. Il fait descendre les dieux parmi les hommes, nous permet de les contempler et fait de nous des pèlerins voyageant dans le passé, dans l’Inde des maharajas du 19ème siècle, dans un monde où on s’éclaire encore à la lampe à pétrole. Y assister est assurément une magnifique expérience.

* J’ai choisi d’écrire les noms avec une orthographe proche de la manière dont ils sont prononcés par les Indiens, plutôt que celle utilisée dans la littérature : Rama, Bharata, etc.

Avant d’assister au Ramlila, vous pourriez lire :

L’Inde où j’ai vécu d’Alexandra David-Néel. Dans le chapitre 5, elle décrit sur près de 10 pages sa propre expérience du Ramlila de Ramnagar auquel elle avait assisté en 1913.

Le Râmâyana : Conté selon la tradition orale de Serge Demetrian.

Pour approfondir le sujet, je vous suggère :

Actors, Pilgrims, Kings and Gods – The ramlila of Ramnagar de Anuradha Kapur

7 commentaires

    • Oui j’allais te le dire ton chapitre est assez long, mais au final c’est tellement intéressant que j’ai voulu lire jusqu’au bout ! 🙂 Et les photos sont impressionnantes (t’en a d’autres ?) je ne me doutais pas qu’ils faisaient de telles reconstitutions !

      J’aime

    • Ravi qu’il t’ait plu 😊 Il y a des Ramlila un peu partout, mais celui-ci est un des plus connus.
      Je n’ai pas beaucoup de photos vu que les photos du lila et du maharaja étaient interdites. Et puis ça se passe surtout la nuit. Les plus réussies sont sur Instagram, que tu as déjà vu donc. J’en mettrai peut-être une ou deux en plus, je verrai…

      Aimé par 1 personne

    • Ouais c’est ce que je me disais, qui dit événement religieux dit en général photos interdites… Cool en tout cas que tu aies déjà réussi à en récupérer quelques unes… Celle de kumbhkarn est vraiment impressionnante!

      Aimé par 1 personne

    • C’est ça, j’y vois deux raisons. Celle que tu as évoquée, l’aspect religieux et le fait que le maharaja refuse toute modernité. Dans les autres ramlilas, les photos sont généralement autorisées. Bien sûr beaucoup d’Indiens prennent des photos avec leurs smartphones 😂 c’est d’ailleurs intéressant lorsqu’ils se font pincer par un des gardes du maharaja qui pose directement la main sur le pommeau de son épée d’un air menaçant…
      Pour l’effigie de Kumbhkarn, la plus grande de toutes, elle est utilisée plusieurs fois pour plusieurs personnages, en tout cas la structure de bambou. C’est notamment celle de Ravān qui est brulée lors de Dusshera.

      Aimé par 1 personne

    • Je vois, merci pour ces précisions ! Je m’imagine assez bien la scène avec les gardes du Maharaja, les indiens peuvent être assez virulents avec les intrusions « technologiques » dans le cercle très fermé de la religion. Je me souviens d’un garde à l’intérieur d’un important temple de Vrindavan qui n’hésitait pas à distribuer des claques lorsqu’il voyait des smartphones êtres sortis de leurs poches…

      Aimé par 1 personne

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