Camp de Zara, Ladakh, juillet 2013. J’étais dans la tente de mes amies « les Dodos », située parmi celles des bergers Kharnakpas, à quelques mètres de la Zara chu, sur un plateau au pied du Taglang La. Nous nous étions habitués à cette altitude peu commune chez nous, 4700m au-dessus du niveau de la mer, étant arrivés dans ces montagnes depuis quelques semaines pour mes amies, depuis mai pour moi.
Tundup entra dans la tente, comme certains Kharnakpas en avaient pris l’habitude, piqués par la curiosité envers ces deux invitées si originales. Les Dodos, qui aiment ramasser des cailloux et toutes sortes d’objets au cours de leurs balades, lui montrèrent une pierre sur laquelle apparaissaient de petits traits noirs. « De l’herbe fossilisée » me demandèrent-elles de traduire, selon cette habitude occidentale de donner à toute chose une explication rationnelle. Il va de soi que je ne pus guère traduire plus que « herbe ». De toute façon, pour Tundup, l’origine de ces marques était toute autre : c’était l’écriture des oiseaux !

Mes amies et moi étions charmés par sa réponse, mais néanmoins intrigués : comment les oiseaux pouvaient-ils écrire ? Alors notre éleveur de chèvres pashmina se prit un instant pour un lama et nous enseigna. Il nous apprit que le monde avait beaucoup changé, qu’il était devenu décadent. Même les moines d’aujourd’hui n’étaient pas aussi puissants que ceux du passé. Puis, à titre d’exemple, il nous conta une histoire, un épisode de la vie d’un grand lama, un des plus grand. Il s’appelait Jetsün Mila, le Vénérable Mila. Plus tard il ajouta qu’on l’appelait aussi Mila Répa, celui qui est vêtu de coton.
Le Vénérable lama venait de retrouver son disciple Rétchungpa. Celui-ci revenait d’un long voyage en Inde où il avait pu accumuler des connaissances sur le bouddhisme. Cependant le Jetsün remarqua que toute cette instruction l’avait enorgueilli. Alors il décida de donner à son disciple une leçon. Trouvant une corne de yak, il la ramassa malgré l’incompréhension de son élève. Peu après, arrivés au milieu d’une plaine désertique, des vents se mirent à souffler violemment tandis que des grêlons tombaient. Retchungpa se couvrit comme il pouvait sans pouvoir s’occuper de son maître. Quand la grêle s’arrêta, ce dernier avait disparu. Puis Retchungpa entendit la voix de son maître dans un endroit où se trouvait une corne de yak. En s’approchant, il trouva Jetsün Mila dans la corne, mais elle n’avait pas grossi et le lama n’avait pas rapetissé.
J’avais répété ces derniers mots de Tundup pour être sûr d’avoir compris ce qu’il venait de dire, enfin si on peut appeler ça comprendre… Après des mois passés à n’observer qu’un bouddhisme rituel, des « om mani padme hum » prononcés des centaines de fois en égrenant des chapelets ou en tournant des moulins à prière, je venais enfin d’avoir un aperçu d’un bouddhisme plus spirituel. Ces livres étranges à l’écriture énigmatique que possédaient certains bergers dans leurs tentes devaient contenir bien d’autres enseignements mystérieux et poétiques.

J’ai plus tard retrouvé l’histoire de la corne de yak et bien d’autres dans ce livre :
- Milarepa – La vie – Les cent mille chants, Fayard, 2006
D’autres articles sont parus sur le blog à propos de cette communauté :
Pour en savoir plus sur les Kharnakpas, vous pouvez lire :
- Les Bergers du Fort noir, Pascale Dollfus, Société d’ethnologie, 2012