Zara, Ladakh, Inde, Juin 2019. J’ai retrouvé hier l’aride Zara, ce camp des bergers nomades Kharnakpas situé sur le plateau du Changthang, près du Tso Kar, le lac salé du Rupshu. Au-dessus de Spangchen, un autre camp estival situé à quelques kilomètres de là, la majestueuse Reine du Troupeau turquoise a revêtu sa robe blanche : le mois de juin est froid cette année, la neige tarde à fondre et contraste avec les ocres du paysage.
C’est cet endroit qui fut ma raison de venir en Inde la première fois. C’était un mois de juin aussi. C’était il y a sept ans, à quelques jours près.
Stobdan m’a invité à passer la nuit avec lui dans sa tente. Il dort désormais dans une tente tipi en coton blanc : il a laissé son rebo traditionnel, sa tente de poils de yak, à Lhamo, sa fille aînée, depuis qu’il lui a trouvé un makpa, un mari venu de la région du lac Pangong. C’est cet étranger, Namgyal, qui selon la coutume héritera un jour de son troupeau, après son décès, ou plus tôt si, comme son père, Stobdan préfère passer ses vieux jours en ville, dans sa maison de Choglamsar. Il a pourtant un fils, mais ce dernier est parti tout jeune à Leh en pensionnat et ne compte pas venir prendre la succession de son père dans ces montagnes éloignées de tout.
Des soupes et des chèvres
Il est 5h30 quand je me réveille, dans un silence seulement perturbé par le bêlement des chèvres. Il ne fait que 3 degrés à l’intérieur de la tente, mais ce n’est finalement pas si mal quand on considère que je me trouve à près de 4700 mètres d’altitude. Je suis seul avec le chura, le fromage qui est en train de sécher sur des sacs d’orge. Stobdan, lui, est déjà levé, en train de peigner ses chèvres avec son gendre pour recueillir leur précieux duvet rendu célèbre par les châles du Cachemire. Les moutons sont encore tranquilles pour l’instant, mais le moment de leur tonte arrivera bien vite.
En sortant, je vois Diskit occupée à faire sécher les bouses des six drimos (femelle du yak) qui serviront à faire du feu dans le poêle. Quant à Lhamo, elle est dans le rebo à préparer la thukpa, la soupe quotidienne, simple mais délicieuse, à base de tsampa (farine d’orge grillée), de chura et de sel. Ses deux enfants dorment à côté d’elle, bien cachés sous leurs épaisses couvertures et sous un yogar vert et rouge, le manteau traditionnel des femmes ladakhies. Après avoir bu un bol de soupe, je sors me promener parmi les tentes et les chèvres, saluant la cinquantaine de personnes qui vivent ici.

En arrière plan, à gauche, on peut voir un dangmo
Un peu plus tard, pour le petit déjeuner, c’est une autre sorte de thukpa que Lhamo m’offre : une soupe de légumes avec quelques morceaux de viande, accompagnée de timog, des petits pains cuits à la vapeur. Je me régale !
Skitpa sort chercher un tagi, un pain rond qui ressemble davantage à nos pains français, quoiqu’un peu plus dense. Ces pains sont cuits dehors près de la tente, entre deux espèces d’assiettes de métal recouvertes de braise de crottin de chèvre. J’aime beaucoup ces pains, mais il faut avoir de bonnes dents pour en briser la croûte ! Skitpa est l’avant-dernière de cette famille de cinq enfants. Elle poursuit ses études loin d’ici, à Dehradun, et ne revient voir sa famille que pendant les vacances.
C’est déjà le moment pour Namgyal de partir avec le troupeau. Lhamo a mis dans son sac un tagi et une petite bouteille remplie de tara (du petit-lait). Avec ça il aura de quoi tenir toute la journée dans les montagnes. Auparavant il faut attraper les chevreaux et les agneaux encore trop jeunes pour suivre les adultes. Toutes les drimos de la petite communauté du Kharnak sont déjà parties, menées par un seul berger. Les familles se relaient à tour de rôle pour cette tâche. Il faut dire qu’il n’y a que quelques dizaines de yaks ici.
Son sac en bandoulière, Namgyal ouvre la porte de l’enclos et les chèvres se bousculent pour sortir. Lhamo accompagne le troupeau pendant quelques mètres. Elle m’appelle et m’indique des chèvres qui sont restées en arrière. Je lance une pierre près d’elles. Effrayées, elles courent aussitôt rejoindre les autres. Aujourd’hui le troupeau de Stobdan ira brouter au pied du Taglang la, le long de la route. Les bêtes les plus chanceuses iront plus haut du côté de Ribong Tsé, le Pic du Lapin, véritable paradis vert sillonné d’une multitude de petits cours d’eau.
J’y ai un de mes meilleurs souvenirs du Kharnak. C’était lors de mon deuxième séjour parmi ces bergers, en 2013. J’y avait accompagné Targi Tashi pour faire paître les yaks. La veille, pendant le dîner, je lui avais demandé s’ils mangeaient toujours des orties. Zara, le nom de ce camp, viendrait en effet de za tsod, l’ortie, car il y en a beaucoup dans cette vallée. Alors ce jour-là, à Ribong Tsé, Targi me demanda de l’aider à ramasser des orties. Mais je ne m’attendais pas à la suite : il avait amené avec lui une casserole, des oignons, de la viande séchée et tous les ingrédients nécessaires pour faire une soupe d’orties ! Ce fut assurément le meilleur repas que j’ai eu dans ces montagnes, pendant ces journées passées à marcher parmi les chèvres.
Du beurre et du fromage
J’aperçois Sonam Chudon barattant du yaourt dans un bidon de 20 litres à moitié plein. En cette saison, seul le lait de drimo est consommé, les chevreaux étant encore trop jeunes. Mais quand ils seront à Spangchen à partir de la fin du mois de juillet, le lait des drimos sera mélangé à celui des chèvres. Il y a quelques années, lors de mes premiers passages ici, ces bidons de plastique remplaçaient peu à peu les outres en peau de chèvre pour le barattage. Sonam m’apprend que désormais, ce sont les bidons qui sont en train de disparaître, remplacés par des machines électriques qu’ils peuvent alimenter grâce à des petites batteries chargées par des panneaux solaires. Mais celle de Sonam est en panne, et ses douleurs à l’épaule me poussent à prendre sa relève. Elle devait s’y être mise depuis un moment déjà car je n’ai besoin que de quelques minutes pour que les grains de beurre se forment. Je me souviens qu’avant il me fallait environ 45 min pour un barattage complet.

Nous rentrons dans la tente. Aidée d’une grande bassine, Sonam passe le contenu de son bidon à travers une chaussette. Le grains de beurre s’agglomèrent et forment une grosse motte que Sonam lave à l’eau froide pour enlever complètement le petit-lait. Sonam m’en offre une tasse en remerciement de l’aide offerte, et pendant que je bois ce tara – que j’adore – elle allume ses lampes à beurre sur l’autel familial, à l’opposé de l’entrée, où se trouvent aussi 21 coupelles pleines d’eau et quelques photos de Drukpa Rinpoche et d’autres images pieuses.
Plus tard dans la journée, Sonam fera bouillir le petit-lait pour obtenir le labo dont une petite partie sera consommée, et le reste séché pour faire le chura, ce fromage sec qui peut se conserver des mois, et qui est principalement utilisé pour faire de la soupe comme celle que j’ai eue ce matin.
Des tapis, des livres et des dés
Lhamo est installée devant sa tente. Comme beaucoup de femmes, elle passe une grande partie de ses journées au tissage. Ici, le métier à tisser est astucieusement réduit à quelques pièces de bois qui se fixent par terre grâce à des pierres, le rendant ainsi aisé à transporter d’un camp à l’autre. Les tapis et les couvertures sont en laine de yak, mais les fils de trame sont en laine de mouton. De la laine colorée achetée en ville est néanmoins ajoutée pour créer quelques motifs. Les tapis et les couvertures sont évidemment très importants dans leur vie montagnarde.
Lhamo est seule, contrairement à la plupart des femmes qui se regroupent à deux ou trois pour avoir de la compagnie pendant leur travail. Parfois, un homme s’assoit près d’elles pour discuter ou lire un texte religieux. C’est par exemple le cas de Sonam Puntsok qui lit le Padma Katang (ou Pema Katang), un texte du XIVe siècle censé révéler l’enseignement de Padmasambhava, à côté de Yangdol, sa belle-fille à peine reconnaissable : comme beaucoup de femmes, elles se couvre le visage avec des foulards pour se protéger du soleil et conserver ainsi une peau claire.

Pendant ces journées au camp, quand ils ne sont pas occupés à lire, il n’est pas rare de trouver les hommes assis dans un enclos vide, ou parfois dans une tente, comme c’est le cas aujourd’hui, à jouer aux dés. (Ils jouent à un jeu différent de celui que j’avais décrit dans un article précédent). Ce jeu d’argent est en général mal vu par les habitants des vallées qui le considèrent comme un dikpa, un péché, comme me le disaient il y a peu les habitants de Likir, où je suis resté deux semaines fin mai. D’ailleurs, d’une manière générale, ils n’ont que peu d’estime pour les bergers du Changthang, des gens sans éducation selon eux. Il faut dire qu’au Kharnak comme dans les autres communautés de nomades du Changthang, en plus de jouer aux dés, ils ont la réputation de boire du chhang (la bière traditionnelle) et, sans doute encore plus grave pour des bouddhistes, de manger de la viande, autant de choses sont mal vues dans leur religion.
Du thé sucré ou du thé au beurre
Au Ladakh on boit du thé tout au long de la journée, et le Kharnak ne fait pas exception. Et c’est toujours ce qu’on propose aux invités. Souvent j’ai même le choix : est-ce que je préfère du cha ngarmo, du thé sucré au lait, en fait le chai indien, ou est-ce que je voudrais du cha kanté, du thé au beurre salé typique de ces régions himalayennes. Si l’idée d’un thé au beurre peut surprendre, c’est en fait une boisson très agréable quand il fait froid. Ce thé est préparé avec un dangmo, un cylindre de bois à l’origine, aujourd’hui souvent en plastique, fonctionnant sur le principe des barattes à piston : on verse le thé chaud à l’intérieur, on ajoute un morceau de beurre puis on actionne le piston pour mélanger le tout.
Le thé est si important qu’il n’est pas rare que les bergers emportent avec eux de quoi en faire lorsqu’ils passent leur journée dans les pâturages. Parfois, la casserole, le thé, le lait, le sucre, le pain et les allumettes sont transportés dans un bissac sur le dos d’un bouc. Au moment de boire le thé, il suffit alors d’appeler le bouc qui s’empressera de venir sachant qu’un bout de pain lui sera offert en récompense du service rendu.
Les chèvres rentrent déjà et il faut comme chaque soir séparer les agneaux et les chevreaux en âge d’être sevrés, et profiter du temps qu’il reste avant le coucher du soleil pour peigner quelques chèvres supplémentaires. Dans quelques semaines, il faudra traire les chèvres, selon une technique simple et efficace : toutes les bêtes sont attachées ensemble tête-bêche avec une seule corde.
Lorsqu’après le dîner je quitte le rebo pour rejoindre ma tente, je peux admirer la voûte céleste couverte d’une infinité d’étoiles scintillantes dans l’obscurité. Pendant ces mois passés au Kharnak, c’était un des moments que j’affectionnais le plus, ça et le murmure cristallin de l’eau glissant sur les pierres du ruisseau alors que j’y lavais mon linge. Le bonheur se trouve souvent dans les choses simples de la vie.
J’avais déjà parlé de cette communauté de bergers du Kharnak dans deux articles :
Cet article se situait également au Ladakh :
Si ce sujet vous intéresse, vous pouvez lire :
- Les Bergers du Fort noir, Pascale Dollfus, Société d’ethnologie, 2012