Les amours d’une princesse

Nous avons vu que la princesse Jahanara semblait avoir des relations inconvenantes avec son père, l’empereur Shah Jahan. Elle connut néanmoins quelques idylles, alors que la loi lui interdisait de se marier.

François Bernier nous en raconte deux qui se sont mal terminées :

« [Dara] lui promettait que sitôt qu’il serait roi, il la marierait, ce qui est tout à fait extraordinaire et ne se voit presque jamais dans l’Hindoustan, parce que le mari d’une princesse, ne pouvant être que très puissant, serait toujours soupçonné d’avoir quelque prétention à la couronne, outre que les rois estiment si fort leur sang qu’ils ne croient pas qu’il se puissent trouver un parti digne de leurs filles.

Je ne craindrai pas de dire ici un mot en passant de quelques intrigues d’amour de cette princesse, quoiqu’enfermée dans un sérail et bien gardé comme les autres femmes, et je n’appréhenderai pas qu’on dise que je prépare de la matière pour quelques faiseurs de romans, car ce ne sont pas des amourettes comme les nôtres, qui n’ont que des aventures galantes et comiques : elles sont toujours suivies de quelque chose d’horrible et de funeste.

On dit donc que la princesse trouva moyen de faire entrer dans le sérail un jeune homme qui n’était pas de grande condition, mais bien fait et de bonne mine. Elle ne put, parmi tant de jalouses et d’envieuses, conduire son affaire si secrètement qu’elle ne fût découverte. Shah Jahan en fut bientôt averti et résolut de la surprendre, sous prétexte de l’aller visiter. La princesse, voyant inopinément arriver Shah Jahan, n’eut le temps que de cacher le malheureux dans une de ces grandes chaudières de bain, ce qui ne se put faire que Shah Jahan ne s’en doutât ; néanmoins, il ne la querella ni ne la menaça, il s’entretint même assez longtemps avec elle comme à l’ordinaire et enfin il lui dit qu’il la trouvait toute mal propre et toute négligée, qu’il fallait qu’elle se lavât et qu’elle prît le bain plus souvent, commanda fort sévèrement qu’on mît le feu à l’heure même sous la chaudière et ne voulut point partir de là que les eunuques ne lui eussent fait comprendre que le misérable était expédié.

Quelque temps après, elle prit d’autres mesures. Elle fit son kane-saman, qui est ce que nous dirions homme d’affaires ou maître d’hôtel, un Persan nommé Nazer Khan ; c’était un jeune omrah¹, le mieux fait et le plus accompli de toute la cour, qui avait du cœur et de l’ambition, mais qui ne laissait pas de se faire aimer de tout le monde, jusque-là que Shaista Khan, qui était oncle d’Aurangzeb, proposa de le marier avec la princesse ; mais Shah Jahan reçut fort mal cette proposition et même, comme on lui découvrit une partie des intrigues secrètes qui s’étaient faites, il résolut et ne tarda guère de se défaire de Nazer Khan ; il lui présenta, comme par honneur, un betlay² qu’il fut honnêtement obligé de mâcher à l’heure même, selon la coutume du pays. Betlay est un petit paquet composé de feuilles fort délicates et de quelques autres choses avec un peu de chaux de coquilles de mer, ce qui rend la bouche et les lèvres vermeilles, et rend l’haleine douce et agréable ; ce jeune seigneur ne songeait en rien moins que d’être empoisonné, il sortit de l’assemblée fort joyeux et fort content, et monta en son paleky³ ; mais la drogue était si puissante qu’avant qu’il fût arrivé à son logis, il n’était plus en vie. »

¹ Omrah : nobles de la cour, utilisé ici à tort au singulier.

² Betlay : ou paan, chique à base de bétel. Voir aussi l’article Sur le Paan.

³ Paleky : palanquin

Source :
François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole, Les voyages de François Bernier (1656-1669), Histoire de la dernière révolution des états du Grand Moghol pp 50, 51

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s