Retour chez les Rajis

« Far West Nepal », janvier 2019. D’où je suis je peux entendre la musique qui anime un mariage dans le village tharu à deux pas d’ici. Meen Bahadur Raji est là, avec sa femme, ses deux fils, son père, et d’autres enfants, tandis que Shrijana, sa fille de 14 ans, est dans la cuisine. C’est déjà la nuit, et il fait froid, mais nous profitons de ce moment convivial autour d’un agréable feu de bois.

Bishal, un jeune Raji de 18 ans, s’approche à son tour. Il est en train de manger quelque chose que je ne parviens pas à identifier dans la nuit.

« Qu’est-ce que tu manges ?

– Du tarul.

– Qu’est-ce que c’est ? »

Il ne lui en faut pas plus pour qu’il reparte chez lui aller chercher un autre tarul bien chaud pour moi, enveloppé dans deux grandes feuilles. Les enfants me disent que c’est comme une pomme de terre. Effectivement, en ouvrant les feuilles, je découvre un tubercule, mais sa couleur est différente. La peau est sombre, et la chair, quant à elle, est violette ! Je croque un morceau et lui trouve plutôt un goût d’igname. « Dans le passé, les Rajis en trouvaient dans la forêt », précise Meen Bahadur.

Levés de bonne heure, on se réchauffe autour d’un feu de bois bienvenu

« Tu as faim ? », me demande-t-il. Je pars m’installer sur le banc de la terrasse, comme à chaque fois pour les deux repas quotidiens. Dans cette famille, on ne mange pratiquement que du riz et des légumes. Peu de fantaisies, pas même de thé le matin ou l’après-midi. On se fait plaisir en cuisant directement dans les braises des ignames, des pommes de terre ou même de petits crabes dénichés sous des pierres dans le cours d’eau de la forêt derrière le village.

Ce soir, c’est donc encore du riz, avec des épinards. Mais pour mon dernier dîner ici, Meen Bahadur m’apporte en plus un petit bol contenant quelques morceaux de viande, du porc acheté aux fermiers Chaudharis du village voisin. Je n’ai passé que trois jours ici, bien moins qu’il y a six ans, lorsque j’étais resté tout un mois.

Quand Meen Bahadur est venu me chercher à Attariya, je l’ai aussitôt reconnu. Âgé maintenant de 34 ans, il n’a pas changé pendant ces six années. Les plus jeunes, eux, ont évidemment bien grandi. Les enfants sont devenus des adolescents, et les adolescents de jeunes adultes. Les petites filles qui auparavant jouaient avec moi sont devenues timides, et les garçons se rappellent toujours des grimaces et autres bêtises que je leur avais montrées. Kariprasad se souvient même de ma petite lampe dynamo, un cadeau d’une amie, réduit en morceaux quelques mois plus tard dans les mains d’un Népalais un peu brute sur le chemin de l’Everest.

En fait, à mon retour au village, j’ai surtout été surpris par ces nouvelles maisons de briques couvertes de tôle ondulée construites à côté ou en remplacement des anciennes maisons de bois et de torchis aux toits de tuiles. Et puis il y a désormais des toilettes. C’est bien sûr un grand progrès pour eux, mais en bon égoïste je me demande si je dois m’en réjouir ou être déçu. C’était toute une aventure pour moi, chaque matin, de devoir aller me cacher dans la forêt après avoir traversé un cours d’eau sur un petit arbre abattu dont le tronc ne faisait guère que 20 cm de diamètre. D’ailleurs j’avais glissé deux fois… Et encore, je n’y étais pas pendant les grosses chaleurs, lorsque les serpents sont de sortie ! Et je ne dois pas oublier les poules qui ont désormais un petit poulailler pour la nuit. Auparavant elles dormaient dans la maison, précisément à côté de mon lit !

Meen Bahadur Raji, spectateur d’un monde qui évolue peut-être trop vite pour lui

Que de bouleversements pour cette petite communauté ! Les Rajis sont moins de cinq mille dans tout le Népal, la plupart vivant de l’agriculture. Il y a trente ans seulement, ils nomadisaient dans la forêt, comme encore quelques Raütés aujourd’hui. Ils étaient chasseurs-cueilleurs, ne passant guère plus d’une semaine au même endroit. Dans la forêt, ils se nourrissaient de gibiers, de poissons et de plantes sauvages. Ils les troquaient aussi quelque fois dans les villages, en échange de riz ou de vêtements. Comme les Raütés, certains Rajis faisaient aussi des objets en bois, des récipients. Mais leur spécialité était le miel, qu’ils trouvaient en grimpant à de grands arbres. Aujourd’hui, quelques Rajis continuent d’aller en forêt, à l’automne, pour recueillir du miel et le vendre.

Puis le gouvernement a voulu les sédentariser en leur interdisant la chasse ou même l’accès aux forêts, sans doute celles qui sont devenues des parcs nationaux. Pour les y inciter, il leur a cédé des terres. C’est ainsi que Meen Bahadur cultive aujourd’hui son demi hectare de blé. Si ce n’était pas à l’époque leur décision, Meen Bahadur comme son père semblent penser que c’est mieux ainsi. La vie dans la forêt était bien plus rude.

Meen Bahadur est un des premiers Raji à avoir été à l’école, à avoir appris à lire et à écrire. Peut-être même le premier. Il est ainsi naturellement devenu le représentant des Rajis du Népal (il y a aussi des Rajis en Inde), alors qu’il n’avait pas trente ans. Quand j’étais venu la première fois, il souhaitait entreprendre quelque chose pour préserver leur culture, mais aujourd’hui, même s’il rêverait qu’un livre soit publié sur sa communauté, il se rend compte qu’il est un peu tard. « Les Rajis n’ont pas d’histoire », m’a-t-il dit. Ils n’ont pas d’origine, de mythes, de figure héroïque. S’ils en ont peut-être eu dans le passé, c’est oublié. Dans son village, il n’y a que son père qui a plus de cinquante ans. La plupart n’ont pas connu la forêt. Lui l’a quittée étant encore enfant.

Côté religion, les dieux des Rajis sont principalement Bhairav et Kali, ce qui fait d’eux des Hindous. Mais leur pratique est teintée d’une forme de chamanisme. J’avais d’ailleurs eu l’occasion d’assister à un rituel lors de mon premier séjour, pendant lequel deux poulets avaient été sacrifiés, apparemment pour guérir une fillette de la communauté, si j’avais bien compris à l’époque. Chose surprenante pour des Hindous, ils n’incinèrent pas leurs morts, mais les enterrent.

Aujourd’hui, la langue Raji est menacée. Il n’y aurait plus qu’un millier de Rajis capables de la parler. Dans le village de Meen Bahadur, tout le monde, y compris les plus jeunes, parlent encore la langue de leurs ancêtres, mais celle-ci est désormais corrumpue par le Népalais. Quand j’ai demandé à Meen Bahadur de compter jusqu’à dix, les chiffres sept, huit, neuf et dix étaient en Népalais. Pourtant cette langue a souvent été au centre de nos conversations, en particulier quand nous comparions son vocabulaire au Tibétain : certains chiffres, justement (deux, trois, six), des noms d’animaux (chien, cochon, poisson), et d’autres mots basiques (homme, bois, feu, viande) et verbes (manger, boire) montrent clairement l’appartenance de la langue Raji à la famille tibéto-birmane.

J’ai demandé à Meen Bahadur si les Rajis avaient des chansons. Il m’a répondu par la négative. J’ai posé la question à d’autres Rajis, et c’est une petite fille de 8 ou 10 ans qui s’est mise à chanter. D’ailleurs, Ritesh, le dernier fils de Meen Bahadur, la connaît aussi. Mais apparemment, personne ne la connaît en entier, pas même son père. Je lui ai demandé de quoi parlait cette chanson. « Des jadi booti (plantes sauvages) qu’on allait cueillir dans la forêt pour manger ». Une chanson témoin de leur ancien mode de vie donc, qui disparaît peu à peu. Peut-être qu’en interrogeant des Rajis d’autres villages… ?

Une nouvelle génération de Rajis grandit avec son temps

Quand je suis venu la première fois, un jeune Raji de 17 ans venait de se marier avec une jolie Magar de 16 ans. « Avant, ça ne se faisait pas, on ne se mariait qu’entre Rajis, mais maintenant ça a changé. Ils s’aimaient », m’a simplement expliqué Meen Bahadur. Si cette liberté nouvelle de pouvoir se marier par amour est une bonne chose, cela constitue une menace de plus pour ce qu’il reste de leur culture. Mais je crois que la jeunesse rajie n’y attache guère d’importance. Ils vivent avec leur temps, écoutent la musique népalaise, regardent des films de Bollywood, parlent de kung-fu ou de catch et profitent des mariages pour montrer leur talent en break dance. Meen Bahadur, lui, a compris l’importance de l’école pour pouvoir sortir de la pauvreté. Même s’ils ne sont pas toujours assidus, tous les enfants Rajis du village sont scolarisés. Kariprasad, le premier fils de Meen Bahadur, bien qu’ayant un peu de retard, est même premier de sa classe.

J’aime beaucoup cet homme. Meen Bahadur est à la fois réservé et bavard. Il semble toujours calme, réfléchi. Il est très curieux et me pose toute sorte de questions aussi bien sur la politique, la géographie ou la culture de la France ou des autres pays que j’ai visités. Nos discussions sont entrecoupées de silences, parfois longs, mais jamais gênants, pendant lesquels nous nous plongeons dans nos réflexions ou la contemplation. Le temps s’écoule doucement en sa présence, nous ramenant à l’essentiel. Il est peu expressif, mais je sais que lui aussi apprécie ces moments partagés. Pendant ces trois jours, après six années sans nouvelles, Meen Bahadur m’a plusieurs fois posé la même question : « Est-ce que tu reviendras ? » Oui, je reviendrai.

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